Les troubles de l'attention dont souffrait Saul se manifestaient particulièrement depuis son réveil. S'il n'avait jamais eu spécialement de mal à se focaliser une fois son attention retrouvée, cela semblait plus difficile dernièrement.
Ainsi, pendant qu'Anastasia faisait son discours depuis le bout de la table autour de laquelle elle avait réunit une poignée de l'équipe qu'elle venait de mettre sur un coup visant à infiltrer l'un des sponsors.

Parmi ces gens, Saul reconnut plusieurs visages, mais ne s'attarda que sur un seul d'entre -celui de Nedjma. Et elle lui semblait presque être une inconnue tant cela faisait longtemps qu'ils ne s'étaient pas adressés la parole.
Qu'ils ne s'étaient pas vus.

Il n'eut pas le loisir de s'installer à côté d'elle, mais l'avoir en face de lui à la table suffit à détourner son attention de leur mentor. Lorsque cette dernière les congédia enfin, Saul se pencha sur son voisin pour lui demander un résumé pour plus tard et sortit en trombe de la salle en bousculant gentiment tout le monde afin de retrouver la jeune femme qui s'était précipitée vers la sortie.

Saul referma sa main sur son épaule et la força à se retourner.

— Nedjma.

À en croire l'expression de son visage, Saul devait faire partie des dernières personnes de la planète qu'elle désirait voir en cet instant.

— Nedjma. Parle-moi, s'il te plaît.

Il relâcha progressivement l'étreinte qu'il exerçait sur son épaule pour finalement la lâcher complètement.
Ça lui faisait un peu mal, à Saul, qu'elle le regarde de cette façon malgré toute l'affection qu'il avait pour elle.
Mais il ne pouvait pas lui en vouloir, pas vrai ?

— Tu m'évites. Réel ou pas réel ?

— Quoi ? Mais pas réel, évidemment !

Saul se doutait de la réponse qu'elle venait de lui donner, pourtant cela ne lui fit pas moins mal pour autant.

Il poussa l'une des portes latérales qui menait vers ce qui ressemblait à une réserve, et ferma derrière eux avant qu'ils ne commencent à attirer l'attention des gens qui arrivaient par le couloir.

— Tu crois vraiment que je faisais semblant de m'intéresser à toi ?

C'était simple de voir qu'elle fuyait son regard depuis le début de leur conversation. Nedjma n'était certainement pas de ces gens qui faisaient du mal aux autres, et Saul non plus -du moins, pas volontairement.

— Regarde-moi. Tu penses vraiment que ce sont ça, les yeux d'un gars qui ment ?

Ça ne se faisait pas, de retourner ce qu'elle avait bien voulu partager avec lui contre elle.

— Je t'ai manipulée pour t'approcher -le mot faisait mal mais il avait fini par se faire à l'idée que c'était ce qui s'était passé- mais je t'ai pas menti une seule fois après ça. Tout ce que je t'ai dit sur moi, c'était réel.

Et pourquoi elle te croirait, abruti ?

Il flancha, Saul, devant ce regard sombre qui lui transperçait l'âme en l'accablant de remords qu'il s'était déjà imposé lui-même.
Qu'est ce qu'il pouvait répondre à ça ?
C'est la procédure ?
Il ne pouvait pas lui dire ça, quand bien même c'était la vérité. Elle n'avait pas besoin de l'entendre.

— Je... je savais pas comment tu allais réagir, et je voulais pas te faire fuir.

Et si c'était à refaire, aurait-il fait les choses différemment ?
Lui aurait-il dévoilé ses intentions avant que les choses n'aillent trop loin ?

— C'était pas pour te blesser, je te jure. J'ai juste pas pensé que ça t'affecterait autant et si j'avais su...

Il s'arrêta dans ce qu'il allait dire, de peur de lâcher un énième mensonge.
La réponse était probablement négative et c'était peut-être ça qui faisait le plus de mal à Saul.
De savoir qu'en toute connaissance de cause, il aurait quand même choisi de lui briser le coeur à la fin au nom d'une lutte pour laquelle il n'était même plus sûr de vouloir se battre.

— Je m'en veux tellement, Nedjma.

Spontanément, une de ses mains vint caresser l'épaule de la jeune femme, et il baissa les yeux, honteux.

— T'as pas mérité ça. Je suis désolé.

Et avec tout ce qui venait de se passer au nom de MIST, le poids des remords dont il s'accablait ne faisait que se multiplier à mesure que les secondes passaient.

Il y avait dans les yeux de cette fille quelque chose d'horriblement triste, et cela poussa Saul à se questionner sur l'erreur qu'il avait faite. Cela n'avait jamais posé de problème par le passé, parce qu'il était toujours parti du postulat qu'il était resté vrai du début à la fin. Mais lorsqu'une relation se basait sur un mensonge, cela ne s'appliquait plus.

— Dis pas ça, c'est complètement ma faute. Pas la tienne.

Saul ne s'était jamais considéré différent des autres, bien qu'on le lui ai dit plusieurs fois au cours de sa vie. Il s'était toujours dit qu'il ferait les choses au mieux, qu'à la fin de ses manoeuvres l'important était que personne ne souffre. Mais lorsque ça arrivait, il n'était pas préparé.

— J'aurais fait les choses de la même manière, même sans Mist.

Il lui serait rentré dedans en skate, délibérément ou non il n'en savait rien. Il lui aurait payé le thé qu'il aurait renversé, et il l'aurait invitée à venir le voir au salon. Peut-être qu'il aurait plus insisté pour lui proposer ses services, et qu'il aurait un peu moins parlé de politique. Sans doute lui aurait-il demandé de parler un peu plus d'elle.
Ou peut-être qu'il n'aurait pas changé une seule chose. Peut-être qu'il aurait tout fait pareil.

— Je voudrais que tu me pardonnes mais t'es pas obligée de le faire.

Et il comprendrait, si elle refusait de lui parler après ça. Il se baissa pour réduire la vingtaine de centimètres qui les séparait et alla chercher son regard.

— Ne te blâme pas parce que c'est moi qui ait été un connard, s'il te plaît.

Et il était prêt à ce qu'elle se décharge sur lui, si elle le voulait.

Saul resta muet, le regard baissé vers ses chaussures, la honte se faisant de plus en plus grande à mesure que la douce voix de Nedjma retentissait. Et il se surprit à se demander comment elle pouvait lui parler avec autant de tendresse, à lui qui méritait qu'elle le blâme pour tout le mal qu'il lui avait fait.

— TJe pense que tes excuses sont sincères, vraiment, mais je suis pas sûre de pouvoir tourner la page aussi facilement.

Il osa lever la tête vers elle, les yeux planqués derrière ses mèches de cheveux sombres. Au fond de lui, une petite lueur d'espoir s'anima ; il choisit de s'y accrocher, de se dire que ce qu'ils avaient créé -même basé sur un mensonge- n'était pas encore perdu.

Saul opina de la tête, certain de comprendre ce qu'elle était en train de lui dire.
Un jour Saul, mais pas maintenant.

— Je comprends. Ce... c'est normal, hein.

D'habitude, il savait trouver les mots. Malgré lui, Saul était un bon manipulateur et c'était pour ça que Mist l'avait approché. Il détestait se qualifier ainsi mais c'était la stricte vérité, aussi difficile puisse-t-elle être.

Saul attrapa la main de Nedjma, délicatement, pour ne pas qu'elle se sente menacée par son geste- et la posa sur sa poitrine, à l'endroit où elle pouvait sentir les battements de son coeur à travers son t-shirt. Il attendit qu'elle ne le regarde pour plonger ses iris vert d'eau dans les siens.

— Je te jure, Nedjma, que ça n'arrivera plus jamais, souffla-t-il.

Il aurait pu jurer sur lui, et sur toutes les personnes qui lui étaient chères. Mais ce n'était pas son genre -rien de ce qu'il faisait ne devait avoir d'impact sur son entourage.

— Tant que je serai là, je te promets que ça ne recommencera pas. Il eut une hésitation, et poursuivit. Je ferai en sorte que ça n'arrive plus. Ni venant de moi, ni de personne d'autre.

Puis il lâcha la pression de sa main sur la sienne, lui laissant le loisir de l'ôter de son torse lorsqu'elle le désirait. Il eut un mince sourire.

— Mais je comprends que tu aies besoin de temps.

Et il allait lui laisser. Tout ce qu'il lui faudrait, si c'était pour leur permettre un jour de reprendre là où ils s'étaient arrêtés.

— J'ai vraiment envie qu'on soit amis. Il lui adressa un nouveau sourire, un de ceux qui creusaient des fossettes dans ses joues. Fais moi signe quand t'es à nouveau prête à supporter ma gueule.

Un petit clin d'oeil, pour lui dire qu'il plaisantait.
Puis il quitta la pièce, non sans un dernier regard en arrière, en se demandant combien de temps il tiendrait. Parfaitement conscient qu'il ne saurait pas résister à l'envie de refaire irruption dans sa vie.
Et si au terme de ce délai elle décidait qu'elle ne voulait plus le voir -alors seulement là, il se retirerait.