your twisted mind is like snow on the road (histoire)
Meera, elle se rappelle plus trop de comment c’était la vie avant ses sept ans. Ce qui lui est resté de cette époque là, ce sont plutôt des sensations, de brefs moments de vie, des morceaux de quotidien éparpillés par-ci par-là aux quatre coin de sa mémoire. Le bruit des gouttes de pluie qui se fracassaient contre le vélux de sa chambre au grenier. Le froid en hiver, quand la chaudière déconnait et qu’on n’avait comme seule solution que de carburer au chocolat chaud pour se réchauffer. Le frigo qui lui foutait les chocottes parce qu’il grinçait quand on l’ouvrait et faisait un drôle de grésillement quand on passait à côté. L’odeur de l’after-shave de son père, sa chaleur quand il la portait contre lui pour la déposer dans son lit les fois où elle s’endormait sur ses genoux, le doux son du ukulélé qui venait toujours accompagner ses berceuses, et sa voix un peu grave, un peu triste et éraillée. Il avait souvent l’air triste son père dans ses souvenirs, maintenant qu’elle y repense. Elle revoit aussi la peine dans ses yeux gris, quand elle lui avait posé la question fatidique, à peine âgée de cinq ans ;
« dis Papa, pourquoi j’ai pas de maman ? ».
Elle ne sait même plus si elle a jamais eu la réponse un jour. Elle a oublié. Alors Meera, parfois elle aime à croire que sa mère est comme un ange au ciel, comme disent les vieux, à veiller sur elle et lui envoyer du courage quand elle en a besoin. D’autre fois, elle voit en cette inconnue le meilleur bouc émissaire qui soit quand il s’agit de maudire quelque chose pour tous les coups de pute de la vie qui lui sont tombés dessus.
Je sais pas pourquoi t’es partie Maman, mais putain, t’as déconné, t’aurais dû rester.Parce que s’il y a bien un souvenir qui est parfaitement clair et net dans la tête de Meera, c’est la vision de son père se balançant au bout d’une vieille ceinture dont l’autre extrémité était fermement nouée à une des poutres du plafond, un tabouret renversé au sol faisant la conversation à une bouteille de whisky brisée.
Plutôt violent comme spectacle quand on rentre tout juste de l’école et qu’on s’attend plutôt à trouver une pile de crêpes chaude pour le goûter.Elle a pleuré chez la voisine qui a crié en découvrant la scène tragique à son tour, avant d’appeler la police (ou peut-être que c’était les pompiers ?). Il a vite été déduit qu’il s’agissait d’un suicide. Les raisons étaient toutes un peu floues pour Meera qui ne parvenait décidément pas à comprendre.
Pourquoi maintenant alors qu’on était bien avant ? On s’en fiche que Maman soit pas là, on était bien que toi et moi Papa. Elle te plaisait si peu que ça notre vie ?Au final, elle ne connaitra jamais vraiment la réponse.
Restait à savoir ce qu’on allait en faire de la môme. Mère inconnue, donc pas de famille à retrouver de ce côté là. Père apparemment fils unique, grands parents décédés avant sa naissance. Pas d’oncles, de cousins, rien. La personne la plus reliée à elle qu’on avait pu retrouver c’était une vieille cousine par alliance de son père, et manque de bol, elle s’était convertie au bouddhisme pur et dur depuis peu et était partie vivre aux rythmes des moines tibétains. Déjà que ça capte pas des masses de ce côté là du globe, on ne s’attendait pas vraiment à ce qu’elle s’exclame de joie si par miracle on parvenait à lui annoncer qu’elle venait de gagner la garde d’une mioche dont elle n’avait encore jamais entendu parler. Le choix fut donc vite fait pour Meera ;
l’orphelinat.
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C’était pas facile de s’adapter à tout ce chamboulement. Sept ans à peine, et elle a dû reporter son deuil à quelques mois plus tard, le temps de se faire à cette nouvelle vie, ces nouvelles têtes, ces nouvelles habitudes qu’il fallait prendre. C’était pas encore le bon moment pour pleurer.
Attends un peu, encaisse, craque pas. Il a fallut que tout ça décante un peu, que les informations s’impriment bien à l’encre indélébile à l’intérieur.
L’orphelinat, c’était un peu le choc des cultures. Elle qui avait été habituée à vivre seule avec son père dans les quartiers modestes de la ville, la voilà qui se retrouvait propulsée dans une chambre ridicule qu’elle devait partager avec quatre autres petites filles –et pas les plus sympas. Meera, c’était la pièce rapportée, la cinquième roue, alors on l’a pas acceptée dans le groupe parce que ça faisait un chiffre impair et ça pouvait pas marcher quand il n’y avait que des tables de quatre au réfectoire ou qu’il fallait marcher deux par deux dans les couloirs. Mais c’était pas grave au fond, parce que Meera elle avait ses amis que personne d’autre ne voyait,
les autres. Elle ne savait pas trop s’ils étaient réels ou seulement dans sa tête, mais ce qui était certain, c’est qu’elle, elle les voyait comme elle vous voit, et ce depuis que son père était parti. Quand elle s’ennuyait toute seule dans son coin, elle leur parlait, elle discutait, et même s’ils étaient un peu bizarres et que leurs réactions étaient souvent un peu décalées, un peu à côté de la plaque, elle s’en fichait parce que ça lui faisait toujours une échappatoire à la solitude. Parce que qui dit « solitude » dit toujours « vieux démons qui ressurgissent », et c’était pas très bon.
Néanmoins, ses drôles d’amis, ils finissaient toujours par devenir méchants. Aigris par la rancune, la colère ou le chagrin, inexorablement, ils tournaient mal, limite agressifs, avant de disparaitre tout bonnement sans plus de cérémonie. Et Meera, à chaque fois, se retrouvait toute seule. Et le soucis quand on est la petite fille bizarre au coin de la classe qui regarde dans le vide et parle toute seule c’est que les autres gens, les vrais, les bien vivants, ils ont pas envie de s’approcher.
Elle est bizarre Meera. Elle me fait peur. Elle doit être folle. Son père il l’était un peu de toute façon non ? C’est génétique tu crois ? Attention elle nous observe, faut pas la regarder sinon elle va venir !Les rumeurs, les chuchotements, les rires mauvais, les blagues de mauvais goût, les fantômes violents et cette solitude oppressante, c’était trop pour elle. Meera, elle commence donc à se cacher. Elle arrête de parler à ses drôles de personnes qui semblent n’être là que pour elle, elle fait celle qui ne voit et n’entend rien, elle les ignore. Elle perd le sommeil aussi, impossible de faire une nuit correcte. Le moindre bruit la faisait sursauter, lui collait des sueurs froides et un noeud étouffant se liait systématiquement au fond de sa gorge.
Elle a dans les dix ans quand elle fait sa première crise de panique et qu’on l’emmène aux urgences parce qu’on n’est pas foutu de comprendre que ce qu’elle a, c’est une putain d’anxiété, une angoisse inéluctable qui va et vient sans cesse mais ne part jamais complètement.
À l’hôpital, on lui file des médicaments qu’elle doit prendre tous les jours, et pendant longtemps.
Ça y est. On la prend définitivement pour une folle, elle ne peut s’empêcher de penser.
Si elle ne fait rien, la prochaine étape, c’est l’asile, c’est certain. Alors à dix ans à peine, elle commence à jouer la comédie la plus longue de toute sa vie. Les cachets lui font un peu de bien certes, mais elle exagère son bien être devant les adultes pour les satisfaire et les empêcher de s’inquiéter. Devant les autres enfants, elle s’amuse et ignore ces saloperies qui lui hantent la vie. Et le pire c’est que ça marche. On l’accepte, elle s’intègre, elle devient cool aux yeux des autres parce qu’on découvre qu’elle sait déjà jouer de trois instruments de musique parce que son papa le lui avait appris dès ses deux ans.
Au fond dans sa tête, c’est toujours le Bronx, mais tant que personne n’est là pour le voir, alors
tout va bien.
Et puis un jour
–enfin– c'est l'éclaircie, la lumière au bout du tunnel, la chaleur au creux du coeur.
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Il a deux ans de plus qu’elle et son rire est probablement le son le plus agréable qu’elle ait entendu depuis que son père n’est plus là pour lui chanter des berceuses.
Saul. Le nouveau qui vient de débarquer à l’orphelinat. Deux jours à peine qu’il est là, et tout le monde lui mange déjà dans la main. Mais ça se comprend en même temps,
il a tout pour lui. Des yeux bleus à tomber, un sourire contagieux, une carrure rassurante ; c’est le genre de garçon qui n’a pas besoin d’ouvrir la bouche pour vous dire qu’il sera là pour vous,
un regard sur lui et on le sait déjà. C’est dans son aura, ça suinte par tous les pores de sa peau, et ça ne fait que souligner son éclat.
Éclat peut-être un peu trop vif au début, pour les yeux de Meera, plus habitués à l’obscurité. On aurait dit le Soleil et la Lune, le jour et la nuit. À ses blagues elle ne répondait que par de longs silences, à ses clins d’oeil elle tournait la tête, à ses regards soucieux elle se sentait fondre de l’intérieur, comme une poupée de cire qu’on aurait laissée au soleil pendant trop longtemps. Meera
elle crevait de jalousie au début. Pour la première fois de sa vie elle avait souhaité voir quelqu’un souffrir, pas pour se délecter de son malheur non, mais juste histoire de se dire que
pour une fois, elle n’était pas
la seule à avoir le coeur lourd à chaque seconde.
Et pourtant. Elle aussi avait fini par craquer devant lui. Et quelque part c’était normal. Comment résister à tant de chaleur humaine –
tant de vie– quand on ne fréquente plus que la mort et la solitude depuis déjà cinq ans ? Comment résister à cette espèce d’idiot qui allume une à une des étoiles dans son regard à chacun de ses sourires ? Et son rire bordel,
son rire. La musique la plus douce qui soit, qui ébranle tous les murs et laisse les coeurs à nu pour mieux les atteindre, et mieux les réchauffer.
Elle a peut-être été amoureuse de lui à un moment, Meera. Quand on a douze ans et qu’on crèverait pour un peu de tendresse, on est aisément impressionnable devant pareil phénomène, alors même si elle ne s’en est pas rendue compte, ça reste une probabilité. Mais elle s’en fout au fond, elle l’aime, c’est tout. Il prend toute la place dans son petit coeur, dans sa tête,
partout. Et Meera, elle se fiche bien d’avoir l’air bizarre devant lui, de faire des crises de panique à ses côtés ou de prendre ses médicaments sous ses yeux –chose qu’elle avait toujours eu honte de faire auparavant. Elle s’en fiche parce qu’il juge pas, il la prend même pas en pitié.
Il l’accepte, trouve ça normal, ne se pose même pas la question.
Et elle l’aime putain, elle pourrait en crever. Elle l’aime, elle sait pas trop comment ; comme frère, comme un modèle, comme un amant platonique, elle en sait rien, elle a que douze ans merde, elle peut pas savoir.
Mais elle l’aime comme un noyé aime sa bouée de sauvetage
Meera, elle a douze ans quand elle commence à re-vivre enfin. Et c’est parce que Saul est le meilleur médicament au monde contre la peur et la tristesse.
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La vie est plus belle depuis qu’il est arrivé. C’est pas parfait bien sûr, y’a encore deux trois ratures par-ci par-là, mais comparé à ce que c’était avant, y’a pas photo. Meera redécouvre les joies de la vie, elle reprend goût à ce monde qui la terrorisait tant. Elle reprend confiance aussi, s’affirme de plus en plus, ne se laisse plus marcher sur les pieds. Vers quatorze ans, quand elle reçoit son dernier bulletin de notes –un torchon dont la meilleure moyenne ne dépasse pas huit– elle décide que de toutes façon elle s’en fout parce qu’elle sera musicienne, et qu’on a pas besoin de connaître les fonctions linéaires et la loi de Lavoisier pour faire ça. Quand on la cherche à l’école, elle gueule, pousse même le vice jusqu’à faire usage de ses poings pour asseoir sa nouvelle façon de penser. Il est fini le temps où elle se retenait de pleurer devant les autres dès la première remarque ; maintenant si elle a un problème avec quelqu’un, elle le cherche, elle le trouve, et elle lui casse sa gueule pour lui faire passer l’envie de recommencer. Elle a également découvert les joies de la coloration et s’amuse à teindre ses jolis cheveux blonds, pour passer le temps, pour déconner, et aussi un peu pour se redonner des couleurs, pour qu’elle ai l’impression d’être plus vivante que ces spectres qu’elle continue de croiser et qui ne cesseront probablement jamais de l’effrayer. Et puis elle sort –Saul a seize ans, il connait du monde et la traîne partout avec lui– elle rencontre des gens qui la changent de ceux qu’elle côtoie quotidiennement à l’école ou au foyer.
Et c’est à quinze ans qu’elle fait la deuxième rencontre la plus décisive de sa vie.
Noah, il est beau, il fait peur un peu, mais c’est le genre de peur qui excite un peu à la fois. Y’a écrit « aventure » en gros sur sa belle gueule de brun ténébreux et son sourire en coin –un peu carnassier, un peu railleur, mais jamais méchant– a le don de faire frissonner l’adolescente et de faire cogner son coeur plus fort dans sa poitrine. Pas comme Saul peut le faire, c’est différent, peut-être un peu plus lourd, moins innocent.
Il est drôle, il est sympa, plutôt compréhensif, pas du genre à juger les autres –c’est même le genre de mec à crier qu’il n’en a rien à foutre du jugement des autres, un peu égoïste par moments, mais on lui pardonne parce qu'il a ce charisme de malade qui met tout le monde dans sa poche. Il est musicien aussi, et s’est mis dans la tête que Meera en a bien plus sous le coude qu’elle n’en a conscience actuellement. Alors il la pend sous son aile, lui donne des cours de chant improvisé et lui apprend la basse sur sa vieille Fender noire et blanche. Par contre, il est casse-couilles aussi, une vraie tête à claque. À croire qu’emmerder Meera est devenu son nouveau passe-temps et que chaque fois qu’elle pète un câble est une victoire à ses yeux ; mais quelque part même si elle râle beaucoup et met un point d’honneur à le confronter dès qu’il prononce le mot de trop, elle ne peut pas entièrement lui en vouloir. Parce que s’il sacrifie tellement de temps pour lui apprendre la musique et la faire sortir de ses gonds, c’est qu’il l’aime bien, peut-être même un peu plus que bien.
Et il est vrai que Meera est assez faible devant ceux qui lui témoignent un peu plus d’attention que les autres.
Alors après une soirée, passée en tête à tête parce que Saul avait chopé la crève, ils décident de tenter le coup. Ni l’un ni l’autre ne sait vraiment où cette relation pourrait les mener, mais pour l’instant, ils sont bien ensemble et ça leur suffit. C’est bizarre pour elle, c’est tout nouveau –lui il a dix-huit ans, et c'est vrai qu'avec sa belle gueule et sa réputation de bad boy il a déjà un peu roulé sa bosse dans le domaine, mais pour elle c’est tout frais, et intimidant.
Mais c’est grisant à la fois.❀ ❀ ❀ ❀ ❀
Seize ans. Elle a seize ans quand on la vire –gentiment mais fermement– de l’orphelinat. Trop de nouveaux gosses à surveiller, elle est déjà bien assez grande pour se démerder, et elle est vachement autonome pour son âge.
T’es mignonne, tu vas te débrouiller maintenant. Alors histoire d’économiser là où elle peut, elle s’installe sur Haylen District avec Noah en colocation dans un petit appart’, riquiqui mais qui leur convient tout comme il faut. Comme il faut payer le loyer et que le salaire de Noah suffit pas pour eux deux, elle laisse tomber l’école et fait des petits boulots ; serveuse, vendeuse, caissière, elle enchaîne les petits jobs à mi-temps pour joindre les deux bouts et avoir assez d’argent pour s’offrir les petits plaisirs de la vie ; une virée en boîte, une sortie au restaurant, un tour de grande roue. C’est fatiguant, un peu frustrant car elle manque de temps pour retoucher à ses instruments, mais Noah est là, et elle voit souvent Saul qui s’est pris un appart’ en coloc’ avec trois autres potes quelques rues plus loin, alors c’est pas la mort
–elle a connu pire.Mais la vie est une pute, et le destin un putain d’enfoiré, c’est bien connu. Et maintenant qu’elle a bien remonté l’échelle, il était temps d’en scier les barreaux pour amorcer la chute.Parce que contrairement à ce qu’elle aurait pu s’imaginer pendant quelques temps, Noah, c’est pas un prince charmant, loin de là. Ses défauts, elle les connaissait avant de tenter quoique ce soit avec lui, mais c’est pas la question. Sa part d’ombre, elle ne l’aurait jamais supposée avant d’avoir été mise devant le fait accompli.
Pervers narcissique ; c’est ce qu’elle en a conclu un soir après s’être renseignée sur Internet. Génial dans la sphère publique, imbuvable dans le privé. Le changement ne s’est pas fait d’un coup, c’était progressif, assez insidieux pour que Meera ne s’en rende compte que lorsque c’était trop tard. Mais au bout d’un an, Noah, c’était plus
son Noah. C’était une autre personne –quand ils n’étaient que tous les deux du moins– un pauvre gars pour qui tout ce qu’elle faisait n’était jamais assez. Un esprit dérangé et vicieux qui ne s’inquiétait que de sa petite personne ; le monde entier, et encore plus celui de Meera devait tourner autour de son petit nombril, et malheur à elle si elle osait en faire autrement –lui par contre ne se gênait pas pour aller voir ailleurs ; pire, il ne s’en cachait même pas et faisait porter le poids de la faute sur les épaules de la jeune fille.
« C’est ta faute si t’es pas foutue de faire les choses comme il faut, faut pas t’étonner après si j’ai besoin de changer d’air ».Sauf que Meera, elle avait cessé depuis longtemps d’être la petite fille un peu naïve qui encaisse en attendant que les choses se tassent. Alors quand il n’y avait vraiment plus rien à faire, elle a claqué la porte, le coeur en miettes, certes, mais le cerveau bien en place.
Sauf que Monsieur destin lui réservait d’autres petits coups de pute, bien au chaud sous sa cape. Le genre d’accident que personne ne peut prévoir et qui vous tombe dessus comme il serait tombé sur quelqu’un d’autre si vous aviez eu la bonne idée de ne pas sortir du lit en vous levant ce matin là.C’était son anniversaire, elle venait d’avoir dix-sept ans, et avait rompu avec Noah quelques jours auparavant alors la plaie était encore ouverte.
Et Saul, parce qu’il est toujours là quand ça ne va pas,
lui, avait décidé de l’emmener se changer les idées en ville, qu’elle arrête de déprimer, qu’elle s’amuse un peu, et merde, qu’on célèbre dignement ce jour qui aurait du être placé sous le signe de la fête.
Et boum. La douille qui tombe du ciel comme un cheveu dans la soupe
–ou comme une grenade sur le toit d’une maison, ça dépend du point de vue. Une explosion causée par une de ces saloperies de combat entre vilains et justiciers en collant qui a mal tourné. Les câbles d’acier d’une des attractions de ces fêtes foraine nomades qui lâche et leur tombe dessus. Et c’est une douleur foudroyante dans le dos, un son aigu qui lui vrille les tympans, et finalement,
le noir complet.
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Elle a eu de la chance, on lui a dit.
Elle aurait pu y passer, ou finir ses jours dans un fauteuil roulant vu comment le câble est passé près de lui arracher les vertèbres dans sa chute. Mais sa chance, elle en a rien foutre si Saul ne s’en sort pas avec elle.
Et Saul, il est dans le coma. Ses jours ne sont pas en danger, mais il peut se réveiller dans deux minutes, dans deux mois, ou encore dans deux vies. Personne ne peut le dire à l’avance. Et Meera, sans son bout de soleil pour la faire tenir, elle est vite rattrapée par ses vieux démons. La peur de le croiser un jour, comme eux, comme ceux qui lui donnent des cauchemars et des sueurs froides, la prend à la gorge et lui donne les nausées les plus violentes qu’elle ait jamais senti.
Elle ne va certainement pas attendre sans rien faire que le prince au bois dormant se décide enfin à se réveiller pendant qu’elle se morfond dans l’obscurité.
Hors de question.❀ ❀ ❀ ❀ ❀
Meera, elle a dix-neuf ans. Elle crèche dans un petit appart’ ridicule à Hiawatha parce que Haylen, seule, c’est trop cher pour elle. Elle mène une espèce de double-vie sordide qu’elle s’efforce de dissimuler aux yeux de tous. Parce que d’un côté, il y a son envie de vivre, d’arrêter de sombrer chaque fois qu’elle chute et de devoir attendre qu’on la relève avant de pouvoir remonter la pente. Elle en a marre d’être dépendante. Alors elle a accepté vers dix-huit ans la proposition d’une de ses amies avec qui elle avait sympathisé lors de son court séjour à Haylen avec Noah. Elle a accepté la proposition d’Olympe, et est devenue la bassiste des
Fallen Devils. Parce que ça faisait trop longtemps qu’elle avait dû mettre sa passion de côté, parce que c’était un pari qu’elle avait fait –pari risqué mais valable ; celui de décrocher un jour de vrais contrat et de recevoir un salaire suffisamment conséquent pour payer ses frais et l’hospitalisation de Saul en plus. En attendant, elle joue du piano dans un grand restaurant de Nahuel district pour gagner sa vie. Ça lui tire un peu au coeur de voir tous ses gens tellement friqués qu’ils ne savent plus quoi faire de leur argent, et de devoir leur sourire poliment en leur demandant quelle chanson leur conviendrait le mieux. Mais si elle peut jouer, au moins elle peut fermer les yeux, se concentrer sur la mélodie et la surface lisse des touches d’ivoire
et faire abstraction de tout le reste.Mais de l’autre côté, Meera, une fois de temps en temps –c’est à dire une à deux fois par mois, ça dépend– elle se trahit. Elle enfile sa plus belle robe, ses plus belles chaussures, son plus beau sourire, et elle profite de ce que la nature a fait d’elle une jolie fille pour s’attirer les grâces de quelques messieurs au porte-feuille trop garni. Elle le fait parce que quand on a pas vingt ans, qu’on a pas de diplôme, pas de famille et pas forcément le temps ou la force de faire un travail épuisant mais honorable, on a guère d’autres choix. Chaque fois c’est une entaille de plus dans sa fierté déjà malmenée, y compris quand on lui demande juste d’être là et d’être belle, et qu’on ne la touche même pas. Mais elle tient le coup. Parce que cet argent qu’elle gagne avec son corps, il lui sert à payer l’hôpital, pour que Saul soit dans les meilleurs conditions possibles jusqu’à son réveil.
Et elle sourit, parce que c’est ce qu’elle sait le mieux faire.