Les rames s’emplissent et se vident à chaque arrêt ; heure de pointe dépassée, on respire un peu mieux — place assise côté fenêtre, et l’obscurité qui défile de l’autre côté. Ecouteurs enfoncés dans les oreilles et musique trop forte, les yeux fermés et sous mes paupières closes ça défile — tous les mots qu’on s’est échangés.

Parfois j’voudrais m’endormir et pas me réveiller, des fois j’me demande qui serait là, qui pleurerait pour de vrai, des fois j’me dis personne et d’autres fois je sais qu’c’est pas vrai, que j’manquerais à des gens, et j’essaie de tenir bon pour eux mais, mais tu sais, c’est compliqué, des fois même de savoir qu’ils sont là ça suffit pas, j’suis terrifié du mal que j’pourrais leur faire, mais encore plus de celui qu’on pourrait me faire, c’est égoïste c’est dégueulasse mais qu’est-ce que j’y peux, qu’est-ce que j’y peux tu crois ?

Basses psychédéliques, comme un besoin d’me shooter jusque dans ce que j’écoute — prolonger l’apaisement éphémère du substitut, flacons avalés juste avant de sortir pour espérer tenir la soirée, donner le change, mais pas trop ; ce soir ça va, ce soir j’peux être un peu bancal, un peu pété.

Certains jours j’ai l’impression de croire en mes rêves plus fort que n’importe qui d’autre, d’être capable de déplacer des montagnes et refaire le monde, puis j’me rends compte le coup d’après que j’suis pas grand chose, que j’suis rien, et que le monde c’est pas pour les rêveurs, c’est pas pour les fragiles, pas pour les sensibles, pas pour les bras cassés, et j’me dis que j’suis pas capable, pas capable de tenir bon et de croire encore.

Les arrêts s’enchaînent, clignotent, la voix automate les annonce sans que je les entende — la musique couvre tout, j’aimerais bien qu’elle m’abrutisse un peu ; angoisse sourde au dedans.

J’dis que ça va, ouais, ouais j’vais bien, alors que le soir je rentre chez moi je m’enfile le fond d’une bouteille devant une série pourrie, j’me mets une dose puis je pleure toute la nuit, t’sais ces idées nocturnes de tout ce que t’as fait de travers dans ta vie même les trucs les plus débiles que tout le monde a oublié sauf toi, j’me fais du mal en priant avoir les couilles d’y aller plus fort et d’en finir, mais j’ai pas l’impulsion qu’il faut, pas le désespoir assez grand, j’sais pas si c’est triste ou pas à la vérité.

Trois arrêts, deux, un ; les trois dernières minutes comme un Enfer, et le sang qui bat à tout rompre contre les tempes, le souffle qui s’emballe — est-ce que c’est une bonne idée ?

J’ai l’impression de rater tout ce que j’entreprends. D’être un poids pour mon groupe, mes amis, ma famille. Que j’fais tellement de mal que le monde tournerait mieux sans moi.
J’ai foiré mes études, j’ai tout plaqué sur un coup de tête et pour la défonce, j’ai pas de diplôme, pas d’avenir autre que la musique et même ça j’ai peur d’le foirer avec mes conneries, d’nous niquer par ma faute.
J’angoisse pour rien, ça tourne dans ma tête, ça commence sur une phrase, une idée, un souvenir, ça enfle et ça s’arrête plus, pendant des heures j’ressasse pour rien.
Le monde et les gens ils attendent de moi que j’sois quelqu’un d’autre quelqu’un que j’suis pas capable d’être, j’peux pas et j’ai pas envie, alors pour eux j’suis un raté et pour moi aussi.
Ils disent qu’ils sont là, qu’ils m’aiment, qu’ils veulent me voir aller bien, puis ça marche un temps puis ils se barrent. Tous. Non, non en fait. Presque tous. J’continue d’y croire. Qu’ils mentent pas tous. Même si c’est débile.
Des fois, j’tombe amoureux. J’suis amoureux. Raide dingue. Mais ça finit toujours mal. Ça finira mal. J’arrive pas à penser à autre chose. Ça finira mal. À cause de moi. Ça finit toujours mal à cause de moi.

La rame ralentit et je me lève, les portes s’ouvrent et je sors — j’ignore les escalators et je grimpe les marches quatre à quatre, l’empressement trop grand pour attendre bien sagement en file indienne. La bouche du métro s’ouvre sur la grande place, et j’inspire une bouffée d’air frais — face à moi, les lumières, la foule, les odeurs sucrées de pommes d’amour et de barbe à papa, et la grande roue ; la grande, la belle, qui tourne de nouveau, depuis quelques semaines, l’un des symboles que les bombes ont heurté mais pas détruit.

Heurté mais pas détruit.

Passe une journée.

J’avance au milieu des gens, sans les voir, je cherche, je te cherche, avec cette hâte quasi maniaque, tremblement léger dans les mains fourrées dans les poches de ma veste. À l’instant où je crois être arrivé trop tôt et m’apprête à envoyer un sms, je croise un regard — le regard. Et tout le reste, copie conforme de la description brève qui devait me permettre de te trouver.
Sensation étrange — la dernière fois que j’ai franchi le pas du pixel à la réalité, c’était le début de la fin.

Je souris — discret, léger, un peu mal à l’aise peut-être — en approchant ; je t’avais imaginée plus grande, les cheveux plus lisses, le visage plus rond, les yeux plus clairs. La réalité balaye l’imagination — et t'es si belle, de cette beauté douce et fragile, que ça déchire au dedans. De quel droit le monde peut-il t'infliger cette douleur dont tu m'as parlé pendant des heures ?
Sentiment d’injustice profond — plus intense encore que par écrans interposés.

Tout paraîtrait déplacé — bonjour, salut, alors c’est toi, quelle belle soirée, comment ça va ; ce serait stupide, et ça ne nous ressemble pas. Alors, j’entame, avec la seule chose censée qui me traverse l’esprit — ce rituel instauré.

« Alors, les trois choses qui t’ont faite sourire aujourd’hui ? »

Parce que rien ne change,
et que c’est ça qui nous ressemble.

Tu ris ; tu ris et c’est plus beau que tout ce que je pouvais imaginer — je souris malgré moi, attendri, saisi par l’instant ; ça fait boum au dedans, j’pensais pas que ce serait comme ça, si délicat, si différent.
Y’a comme le fantôme de Nirvana qui tremble en moi ((la pensée en direction de Meera — la chaleur tendre au dedans)), se fane un instant — c’est comme prendre une inspiration profonde ((une vraie)) avant de replonger ((savoir qu’on peut remonter)).

Ciller tout entier.

« Hm... Je sais pas ? Je pense que j'avais trop hâte de te rencontrer pour penser à quoi que ce soit d'autre.
— Legit, je souffle et me mords la lèvre — comprends tellement. »

Depuis qu’on a fixé la date, fébriles au dessus de nos écrans de smartphone, je n’avais plus que ça à l’esprit ; tantôt impatient, tantôt terrifié ((souvent un habile mélange des deux)), et c’était difficile de garder tout ça pour moi, de ne parler de toi, de nous à personne. Je t’ai gardée pour moi, comme un secret — trop effrayé à l’idée que n’éclate cette bulle qu’on a pris tant de temps à forger, notre monde de pixels, saupoudré de belles phrases pour dire le laid et l’immonde, les confidences, les mots qu’on n’a dit à personne d’autre ((ceux qui blessent, ceux qui déchirent)).
Je t’ai gardée comme un silence — je t’ai gardée comme une promesse ((et à nos nuits assassinées, et à tous les mots brûlants qu’elles ont portés)).

« Je te retourne la question, du coup. Tu pourras peut-être mieux y répondre que moi.
— Hm, voyons voir… ((pause légère, réflexion d’un instant)). J’ai vu Meera porter une des chemises qu’elle m’a empruntée une fois et pas encore rendue, et je me suis dit qu’elle lui allait bien mieux à elle qu’à moi… »

Parce qu’elle est belle, Meera, quand j’ai l’impression qu’elle est à moi ;
pas comme un objet, pas même comme un joyaux, rien d’une possession —
à moi comme un pilier, un point d’ancrage, un repère, un centre de gravité.

« Je t’ai enfin rencontrée, et c’est… complètement… dingue ? Je sais pas, c’est à la fois super bizarre et — et super… naturel ? J’ai l’impression de — de te connaître depuis toujours, je crois, et… Je sais pas, j’attendais tellement le moment où ça arriverait. »

Ce moment où la réalité prendrait le pas — où tu deviendrais autre chose qu’un prénom et qu’une confiance ; ce moment où je croiserais ton regard pour la première fois, où je verrais ton sourire, où j’entendrais ton rire ((toutes ces choses que tu m’as appris à vouloir préserver, du bout de mes doigts impuissants qui ne savent pas soigner)).

« Et troisième, je… Pas encore. Mais je crois qu’on aura l’occasion d’en trouver une, de troisième chose pour me faire sourire… La journée est loin d’être finie. ((sourire entendu, et mes yeux balaient les environs — frôlent les stands et les bars alentours)) Tu as déjà mangé avant de venir, ou pas ? »

Tu sautes tes repas.

Ça me fait mal — t’imaginer te faire du mal. C’est peut-être moins franc que moi, plus sournois, invisible, mais c’est aussi se blesser, se détruire, se tuer à petit feu — c’est se consumer à l’aveugle sous les yeux des autres ; et ça me brûle de savoir ce que tu t’infliges, le dégoût de toi-même et tout ce qui en découle.
T’es tellement plus belle que tout ça, que tout ce qu’on a pu te dire, que tout ce qu’on te dira jamais ; et t’es tellement plus grande que tout ce que le monde peut te faire croire depuis toujours, si tu savais.

Mais je ne te dirai pas de manger — je sais les ravages de demain pour tout ce que tu cèderas aujourd’hui — comme tu ne m’as jamais dit d’arrêter de boire ou de me droguer — parce que tu sais comme moi que nos démons n’ont pas d’ordres à recevoir de quiconque ((qu’ils sont encore plus forts que nous)).

Alors, je laisse couler — même si ça déchire — et je t’emboîte le pas, jusque dans l’un de ces bars huppés et pris d’assaut par la jeunesse — soir de fête, et comme tous les week end qui défilent. On s’attable et je croise les bras sur le bois vernis, me mordille la lèvre malgré moi quand je devine ton regard sur moi et qui me détaille un peu trop — j’étouffe un rire nerveux, finit par soutenir ton regard à l’instant où la serveuse vient prendre nos commandes ((whisky sour pour moi)).

Retour à notre tête à tête, tu prends l’initiative et tu t’emballes — les mots qui se chevauchent et les syllabes qui se cassent la figure les unes sur les autres, ton malaise est limpide comme de l’eau de roche mais c’est plus fort que moi, je ris, t’as ce côté craquant quand tu ne sais plus trop sur quel pied danser. Alors, sans te toucher, un regard, un sourire, un signe de tête pour t’encourager, je t’invite à reprendre tes pas façon moins désordonnée.

« Avec plaisir. »

C’est que l’on sait tout l’un de l’autre, sauf ce que tout le monde sait sur nous — la banalité de notre quotidien public, notre façon de filer le monde sous les yeux des autres. La vulgaire enveloppe, qui n’est plus que formalités sans grande importance quand on sait déjà tout ce qu’elle dissimule — mais chacun de tes mots je les écoute avec une attention jamais feinte, mon intérêt tout entier consacré quand il s’agit de toi ((n’en doute jamais)).

Je remercie la serveuse qui pose nos verres sur la table, me saisit du mien et le lève brièvement dans ta direction — à nous, à ce jour, à ce soir, à toutes les heures qui suivront, et à l’instant présent plus que tout.

« Exotique, je souffle avec un rictus — railleur sur le terme, admiratif en vérité. J’aime beaucoup, Nedjma, Leila, c’est joli. Et ça te va bien. »

Et puis, c’est à moi de me jeter à l’eau — c’est marrant, quelque part, faire les choses à l’envers, jouer les dialogues de la première rencontre après des mois.

« Romeo Ruthel Eastwood, pour moi, j’suis purement ‘ricain à ma connaissance — beaucoup moins fantaisiste, pas vrai ? — J’suis chanteur et guitariste dans un p’tit groupe garage, avec Meera et ma meilleure amie — t'sais, Olympe, j't'ai parlé d'elle — et puis deux autres gars. On se produit sur la scène d’un bar à Hiawatha, mais on rêve de beaucoup plus grand. Genre, un stade à quatre-vingt mille sièges. »

Et c’est moi qui m’emballe, comme trop souvent quand je parle musique — ça m’fait vibrer rien que d’imaginer les cordes trembler sous mes doigts.

« Ce jour-là, j’compte sur toi pour parler de nous dans l’Times, hein ? J’guetterai ton nom. »

Je pioche quelques cacahuètes dans le ramequin entre deux nous et les fais craquer sous mes dents, savoure le goût du sel sur ma langue — brève hésitation, puis je pousse le petit bol dans ta direction, l’avance d’un millimètre quasi-imperceptible.
Mon regard plongé dans le tien, et mes yeux ne t’obligent à rien — juste une, si tu t’en sens capable, si ce soir tes démons ont préféré le sommeil ; rien du tout, s’ils t’ont prise à la gorge et ne te laisseront rien avaler de solide.

Peu importe si tu n'y arrives pas — si ce n'est pas ce soir que tu l'emportes sur les ombres. Le jour viendra — et s'il faut j'y croirai pour deux.

J’ai toujours aimé les gens qui vibrent. Ceux qui tremblent d’une passion que rien ne peut faire vaciller, ceux qui rêvent haut et fort, ceux qui rêvent fou et dément ; ces rêveurs qui existent pour quelque chose, n’importe quoi, accessible ou inatteignable, peu importe, mais qui les tient debout, un objectif sur le long terme, ce quelque chose qui fait trembler leur voix, briller leurs yeux, battre leurs coeurs — ces hommes et ces femmes un peu dingues, qui se vendent corps et âme à une frénésie toute aussi cinglée.

En contrepartie, j’ai toujours trouvé un peu triste ceux qui, comme toi, n’ont pas cette flamme au dedans qui les pousse en avant, qui ne savent pas tout à fait quoi répondre quand on leur demande ce qu’ils aiment dans la vie, à quoi ils tuent leurs heures, et qui se contentent de réponses bateau, vagues et pré-fabriquées. D’autant plus tragique quand il s’agit de quelqu’un comme toi, comme moi — quelqu’un qui manque d’élan, et qui se raccrocherait à n’importe quoi pour être capable d’envisager demain.

« Maintenant j’ai l’impression d’avoir atteint mon but et j’en ai pas d’autre. »

Sourire hésitant, fragile, risette malheureuse — si tu savais comme j’ai peur, avec mes conneries, les shoot que je m’envoie dans les veines au quotidien ; peur d’un jour me réveiller, un matin, et de n’avoir plus jamais la force de gratter les cordes, de n’être plus capable de pousser ma voix dans les micros, peur que la drogue me prenne même ça, le peu qu’il me reste, le peu qui me retient. Peur — peur de me laisser dévorer, pour de bon, et de n’avoir plus de but, plus rien pour avancer.

Sans la musique, sans les Devils, peut-être que j’aurais assez saigné pour que l’on ne se rencontre jamais.

« Ça craint un peu, hein ?
— Non, j’trouve pas, je rétorque, en piochant dans le bol. Ça craint pas. C’est juste… J’en sais rien, triste je crois. J’veux dire… C’est… difficile, dans le monde dans lequel on vit, de trouver, de… »

Mordillement nerveux de la lèvre — et le sel sur les plaies que je m’ouvre à répétition à coups de dents m’arrache une grimace — je cherche mes mots ; ceux que je sais bien mieux écrire et chanter qu’exprimer de vive voix, sur le tas d’une conversation, à l’impro.

« Fin, j’veux dire, on passe notre vie sous pression, avec des parents et des professeurs puis en fait des adultes en général, fin voilà tout le monde qui nous demande de savoir à même pas quinze ans ce qu’on a — ce qu’on veut faire de notre vie. C’est, genre, j’sais pas je, en fait j’trouve ça débile ou absurde, mais surtout débile. Et absurde. »

Rire léger — un peu hésitant, un peu tremblant. Moi aussi, j’ai voulu rendre mes pères fiers de moi, mais aujourd’hui je n’en suis plus capable ; je les fuis pour ne pas leur montrer qui je suis devenu — ce que je suis devenu. Mes études, flanquées par terre, pas de diplôme, pas de permis, pas la condition physique et psychologique qu’il faut pour envisager étudier et passer des examens — coincé, avec pour seule échappatoire mon Grand Rêve un peu délirant.

« J’veux dire, on nous demande à notre âge et avant d’être capable de dire « je suis » et « je veux », on nous demande de nous décider genre à quoi on veut passer notre vie à se tuer et puis, puis j’sais pas, regarde, combien y’en a qui pètent des câbles à trente, quarante, cinquante ans, qui font des burn out et des dépressions parce qu’ils sont pas heureux, qu’on leur a imposés des trucs, qu’on les a précipités dans des études à la con et qu’on les a pas laissés rêver ? »

Je bois et me racle la gorge, pas habitué à parler autant d’un seul coup, parler sans filtre, mettre des mots sur toutes les idées qui filent au dedans à la seconde et sans la peur d’être jugé. D’habitude j’me tais, sur tout ce que je pense c’est déjà beau si j’en prononce un tiers — avec toi, j’sais que j’ai le droit de laisser couler, le droit de pas tamiser pour séparer les trucs vraiment sensés et nécessaires de tout ce qui les enrobe ((et ça fait du bien)).

« Fin bref, j’veux dire, ça craint pas. C’est triste, juste, mais genre, triste que le monde t’ait pas laissé l’occasion de rêver jusqu’ici. — j’esquisse un sourire, encore ((je tente l’optimisme pour deux, j’ai envie d’y croire pour toi.)) Mais il n’est jamais trop tard pour trouver un objectif. J’adhère à cette idée que rien n’est joué d’avance. J’suis sûr que ça fonctionne pour tout. »

Pour tout, et même pour nous — j’ai envie de croire qu’on n’est pas foutus.