les gouttes de pluie qui tapaient sur la baie vitrée du petit appartement au dessus du White Horse dans un rythme frénétique. et ses pensées qui s'échappaient à mesure que l'eau perlait la ramenaient toujours à la même corporation. Depuis qu'Aelys Devonshire avait lu les lettres inscrites sur le créneau de la réservation d'honneur, rien d'autre ne cognait dans sa cervelle que les dernières paroles échangées. » Appelle moi quand t'auras pris une décision. Tu sais où me trouver.

Et parfois, elle s'interrogeait. Qu'est-ce qu'elle aurait fait de plus ? Tout se serait écroulé quelques semaines plus tard de toute façon.

et les questions qui ne restaient jamais en suspens bien longtemps. et dans son inconscient elle s'y était préparé - peut-être même qu'elle avait tout fait pour avoir les réponses à ces questions qu'elle n'osait même pas se poser.

Jusqu'à la descente des escaliers pour arriver dans l'enceinte du bar, elle avait hésité - il n'était pas stupide, et elle trop fragile malgré tout pour garder la couverture bien longtemps.

Aelys s'est fait splendide ce soir - plus que les autres dans sa robe de soie. un drapé blanc digne d'une héroïne tragique grecque - et elle aimait ces tragédies; le tissu fendu qui dévoilait ce que personne n'aurait pensé voir il y a huit mois encore. les talons de dix centimètres raisonnèrent au White Horse, et les clients réguliers savaient pertinemment que ce son annonçait l'arrivée imminente de la propriétaire des lieux. peu de regards échangés avec ceux attablés devant le bar, pourtant un sourire amical fleurit sur son visage quand elle se rappela de ne rien laisser paraître. Amalia, la seule serveuse titulaire de son bar, s'approcha d'elle pour lui confirmer la présence de ses invités dans le bar - c'est le moment.

» Ils sont là, Madame. les yeux bleus de la Devonshire s'arrêtèrent un instant sur son employée, qui craint un moment de se faire rappeler à l'ordre - une seconde puis deux. et un sourire doux comme seule réprimande. » Je t'en prie, je t'ai déjà demandé de m'appeler Aelys quand on était pas devant les clients.

Le regard complice, et seul ce détail aurait tout dit sur ce qu'elle était devenue, elle s'avança suivie d'Amalia, vers la table d'hommes d'affaires, la même que celles qu'elle avait trop longtemps fréquentées auparavant.

» Messieurs-dames. elle attendit un instant que ses invités se retournent vers elle » je vous souhaite la bienvenue dans mon établissement.

et elle s'attendait depuis des jours aux murmures qui allaient suivre son introduction, entre les regards admirateurs et les sourires charmeurs. elle les dévisagea un par un, avec une tendresse et une bienveillance qu'on ne connaissait pas chez la vice-présidente qu'elle avait été. et elle remercia silencieusement celui qui rompit le silence peu avant que ses yeux ne se posent sur Maxence.

» Mademoiselle Ka-. première balle. » Madame Devonshire, Aelys. Je serai votre hôte pour ce soir. le retour du gilet pare-balles. et les hommes étaient si faibles face à la douceur de ses traits que personne n'osa plus la dévisager suffisamment longtemps pour y voir une quelconque ressemblance avec la Kamiya.

» Madame Devonshire, merci de nous accueillir dans votre restaurant. Monsieur Holmes a toujours été bien entouré pour organiser les comités. l'un des investisseurs - l'un des seuls qu'Aelys ne reconnaissait pas - jeta un coup d'oeil complice vers l'invité d'honneur, invitant la jeune femme à faire de même. et comme pour en faire trop pour éviter d'être mise à nue, elle suivit son regard.

et ses yeux qui se perdaient dans les siens, l'effroi qui se prolonge le long de sa colonne vertébrale et les frissons qu'elle ne pensait pas ressentir encore une fois - presque rien n'avait changé. rien des sursauts de son palpitant chaque fois qu'ils échangeaient, même sans un mot, simplement ses iris et les siennes, brillantes. la gorge qui se serre, et dieu elle se maudit de faillir alors qu'elle s'était tant préparée à cet instant - qui sembla durer des heures, alors que cinq secondes s'étaient écoulées, tout au plus.

La vice-présidente n'aurait jamais laissé son boss recevoir des investisseurs tel qu'il le faisait là - sans chemise impeccablement repassée, veste de costume et boutons de manchette hors de prix, ceux qu'elle lui offrait régulièrement parce que pour ce genre de détails, elle s'était investie plus que de raison.

Monsieur Holmes. C'est un honneur. les yeux rieurs et inquiets à la fois. et le silence pesant qui suivit pesa sur ses épaules à peine habillées par les quelques mèches blondes qui glissaient du chignon habilement décoiffé. Notre chef a spécialement élaboré un menu spécial pour vous. j'espère que vous en serez satisfaits. et Amalia derrière elle qui s'approcha de son épaule.

» Madame, un appel de Monsieur au bar. Dois-je lui dire que vous êtes là ? deuxième balle. une, deux, trois secondes avant que ses réflexions ne franchissent ses lèvres rouges Dites-lui que je le rappelle depuis mon portable.

et parce qu'elle savait qu'il ne laisserait rien lui échapper, elle n'osa plus se retourner et affronter toutes ses peurs concentrées. un simple coup d'oeil en direction de la grande table où ils siégeaient tous, un semblant de révérence pour marquer son élégance. Messieurs, si vous voulez bien m'excuser, je vous laisse quelques minutes pour découvrir ce qui vous attend à la carte. et elle s'éclipsa rapidement pour retrouver l'air qui commençait à lui manquer.

cet homme, elle aurait pu le lire, le prédire, et même l'anticiper tant les nombreuses années à ses côtés avaient forgé sa vie entière - et si seulement ces longues minutes loin de l'autre ne l'avaient pas ancré dans l'espoir d'une autre vie - plus douce. il y a un sursaut sans surprise quand elle se retourne et qu'en toute majesté il se dresse devant elle.
à quelques cernes près, et sous ses lippes rieuses elle devinait les rides qui l'avait esquinté ces derniers mois.

» C'est joli, tu ne trouves pas ? C'est anglais.

aristocrate, noble, riche.
attentionné, prévenant, absent aussi.
froid plus que le reste.
et elle se demandait si la chaleur ne lui irait pas mieux - elle savait que si, mais qu'elle craignait les brûlures trop vives.

» Je ne pensais pas que tu devinerais. Pas aussi vite en tout cas.

Elle n'avait pas pensé à tout ça - elle savait pourtant, qu'elle et lui se reverrait, encore plus dans des circonstances imprévues. et elle l'observe, le toise, de toute sa hauteur, de cette couleur chaude et passionnée qui la ramenait inlassablement aux mois qui avaient précédé son départ. et dans ces longues semaines elle voyait des années, comme si le temps paraissait trop long dans son absence, et qu'elle avait changé au point de ne plus se reconnaître.

Alors elle n'hésita pas quand il s'agissait de s'approcher de lui, en croisant les bras pour couvrir un peu sa peau frissonnante.

» Tu n'as pas su que j'étais de retour en ville, je suppose.

Le timbre de sa voix, claire et précise habituellement, se mua dans une tendresse qu'il ne connaissait pas, elle n'avait jamais été comme ça quand Maxence se trouvait dans son environnement. et pourtant c'est son coeur qui s'emballe, les syllabes qui s'étranglent dans sa gorge, tous ces mots qu'elle voudrait prononcer qui se bousculent et se mélangent dans sa tête, pour rester lettre morte devant le Phoenix.

» Tu as l'air en forme. et indéniablement, il avait l'apparence de celui qui s'en sortait très bien sans elle.

elle ne parlera pas de l'entreprise.
ni de son mariage, pour l'instant, le tout est de lui faire face.
électrique.
frénétique.
et le coeur battant à toute allure.

en le regardant, elle se demanda quelques secondes où était passé son amour. cet amour pour quoi elle s’était donnée tout en entier, jusqu’à passer soixante dix-heures à rester prostrée pour se demander à quoi ça l’avait mené.
subtilisé
balayé
écrasé

et elle l’écoutait - certainement pas réduit à néant. il y avait encore ces braises de passion qui lui chatouillaient le ventre, l’épiderme qui s’allumait quand le regard de cet homme se posait sur elle, la crispation de ses membres quand sa voix la frôlait.

ses mots là heurtèrent et son corps tressaillit - qui a abandonné l’autre le premier ? elle songea à partir de quand ils avaient cessé de s’appartenir, ne serait-ce qu’un petit peu.

 » Je suis revenue, comme tu le vois. Et d’avoir abandonné, j’y pense tous les jours.

Ses petits doigts fins se portèrent sur la cigarette, qu’elle ôta de ses lèvres pour laisser choir la cendre sur les pavés mouillés, avant de baisser les yeux pour remettre en ordre ses pensées.

 » Je parle de l’entreprise.

Nerveusement, elle mordit sa lèvre inférieure, de façon suffisamment éphémère pour qu’il ne le remarque pas - et elle aurait pu baisser les armes à cet instant. Simplement s’excuser, lui dire tout ce qu’elle avait couché sur papier, et lui jurer qu’elle restera toujours à ses côtés.
Mais rien n’était simple avec elle.

 » Et non, tu te trompes, j’ai appris beaucoup de choses. Notamment qu’au delà du travail, je pouvais avoir beaucoup d’autres choses dans ma vie.

Et ça, c’était sa grande victoire.
Son monde ne se résumait plus à Maxence James Holmes. Mais sans lui, ce n’était pas vraiment son monde non plus.
Et la jouxte visuelle qui se jouait n’avait plus la saveur d’antan - il n’y avait plus de divagations et de non-dits.

 » Mais je crois que ce n’est pas le moment pour en parler. Tu ne peux pas faire attendre tes investisseurs, Maxence.

Et Aelys le dépassa pour rentrer, écrasant au passage le mégot encore fumant sous son escarpin - cette fois seulement, elle s’était retournée pour l’attendre. Il n’y avait pas de « Max » ou de « Phoenix » avec elle - c’était Maxence tout entier ou rien.

 » Je vais demander à Amalia de vous servir.

Toi et moi, on se dira plus tard tout ce qu’on savait déjà et qu’on a laissé de côté - trop tard.

ce qui n’était qu’un soupçon il y a quelques minutes à peine se mua en certitude insidieuse - et c’était sa romance retrouvée.
mais son prince ne voulait rien de sa belle et ce sont les certitudes forgées sur les terres anglaises qui revenaient au galop ; bien plus vite que le cheval blanc.
la main furtive et brûlante aurait pu lui faire courber l’échine - il ne se passa rien en apparence, ni les rougeurs d’antan sur ses joues limpides, encore moins ses doigts crispées à la distance réduite.

ses yeux croisèrent les siens une dernière fois avant qu’il ne rejoigne cet univers auquel elle n’appartenait plus -
la laissant pour seule, là où elle s’était condamnée sans l’aide de personne.

et elle repensa à la lettre qu’elle lui avait laissée ; à ses mots brodés de fil en aiguille de souffre, aux syllabes qu’elle avait tant peiné à enchaîner ; au froissement des brouillons qui avaient précédé l’original.

comme l’emprise de Maxence sur la Kamiya, elle avait de nombreuses fois pensé à la scène qui suivrait la réception de la lettre : est-ce que la nervosité, la fureur même, avaient serré les traits de son visage rieur, là où Aelicya elle-même n’était plus là pour en être le réceptacle ? est-ce qu’il avait eu l’empathie suffisante pour lire les mots qu’elle n’avait jamais écrit ? non évidemment.

Maxence n’avait jamais été celui-là - et elle s’étonnait encore de demander plus à celui qu’elle aimait pourtant de tout son être ; tout ce qu’elle demeurait elle appelait son corps et son esprit entier; peu importe les lacunes laissées de ses rêves d’idéaux et de romance chevaleresque.

le rictus qu’elle connaissait tellement bien que son visage a lui fleurir sur son visage à elle. a croire que sa passion ne s’éteindrait jamais vraiment, seulement ce qu’elle en faisait maintenant.

 » Andre te l’a remise alors. ça ne m’étonne pas de lui. J’ai eu peur qu’elle ne te parvienne pas.

Ils se faisaient face, comme souvent c’était arrivé par le passé. Ces souvenirs où elle avait le dessus parce qu’elle savait, elle, quelle direction il fallait prendre.
Et là dans son innocence, elle se trouvait désarmée - sans la moindre défense pour affronter l’abominable réalité. Tu l’as laissé tombé.

 » J’ai rencontré quelqu’un.

Chacun d’un côté du bar - et ça sonnait faux. Elle tendit un instant la main vers lui, ridiculement. C’etait pas le moment.

» Je me suis mariée.

est-ce que tu aurais dû taire les alliances et les colombes ?

 » mais ça n’a pas fonctionné. Pas comme je l’aurais voulu, en tout cas.

Le silence qui s’en suivit fut long - une éternité. L’alcool a cinquante coula le long de sa gorge d’une traite, et plus que les autres, cette fois, ça avait un goût amer. tranchant.

 » J’aurais pu te mentir et te dire qu’il ne s’est rien passé. Mais je ne l’ai jamais fait depuis qu’on se connaît.

Puis il n’y avait pas d’intérêt.
Elle s’en persuadait, bien plus que tout le reste.
Pourtant, dire tous ces mots à haute voix là heurta dans l’abandon qu’elle avait commis - comme si le déni ne fonctionnait plus et qu’elle se prenait une réalité crue en pleine gueule. Ses doigts se serrent les uns contre les autres, pour se rassurer, attendre de laisser passer.

Un rire jaune - nerveux transperça ses lèvres charnues et crispées, et elle fit tinter les glaçons dans son verre avant de le remplir à nouveau de sa main droite - l’autre trop marqués par les ongles enfoncés dans sa peau.

 » Je n’aurais peut être pas dû, en fait. Revenir, ou même tout dire.

Précise, concise, ces choses qui n’avaient pas changé.
Et peut être qu’à cet instant, elle n’était pas capable d’autre chose, ou de plus. Une partie d’elle savait - souhaitait - l’effet que ça allait procurer sur Maxence.

 » Je suis désolée pour ce qu’il s’est passé. Je pensais que ça irait mieux si tu ne m’avais plus dans ton environnement. Depuis la dernière fois je veux dire.

Comme si cette petite phrase, ce semblant d’excuse, allait atténuer la férocité de ses aveux. Et peut être qu’elle aurait dû lui dire, envers et contre tout le reste, que c’etait pas pour X-Trem Factory qu’elle était ici. Seulement et juste pour lui.