Elros avait peiné à trouver le sommeil, et il en avait payé le prix en se réveillant. Il s'était traîné hors de son lit plus qu'autre chose, avec Maya dans les pattes -toujours prête à jouer même à six heures et demie du matin- et la tête dans le brouillard.

Il s'arrêta au Starbucks sur la route du lycée, profitant des quelques minutes d'avance pour marcher plutôt que prendre le bus, afin de prolonger les quelques instants qu'il pouvait passer avec lui-même avant de se mêler à nouveau à la société.

Il n'arriva ni en avance ni en retard, ne se plaça ni trop à l'avant ni trop à l'arrière, et ne chercha même pas la place à côté de la fenêtre. Il s'installa seul à une table, profitant du fait que tout le monde n'était pas encore arrivé pour ne pas s'embêter avec un voisin ou une voisine, et sortit ses affaires en attendant que la salle ne se remplisse.

En attendant que la caféine ne finisse par faire effet, Elros se laissa doucement tomber dans ses pensées et ne remarqua pas que leur professeur demandait le silence afin d'introduire une nouvelle élève fraîchement transférée. Cela arrivait souvent -la manifestation des pouvoirs était très aléatoire et lui-même en avait fait l'expérience- c'est pourquoi personne ne s'en étonna.

— On accueille aujourd'hui Diana Harrington. Tu peux aller t'installer... ❞

Le dialogue lui vint d'assez loin, Elros étant trop occupé à essayer de se souvenir qui de lui ou sa mère devait aller chercher Nolan à l'école en fin d'après-midi. Son regard se perdit au loin et focalisa sur la silhouette qu'il ne connaissait pas, jusqu'au moment où les traits de son visage se firent plus nets. La voix de leur prof lui revint en mémoire, et il ne put retenir une exclamation.

— Diana ?! ❞

Il regretta immédiatement, lorsque tout le monde se retourna vers lui. Elros sentit son visage chauffer et ouvrit la bouche pour se défendre, mais réalisa qu'il n'avait rien à dire.

— Euh... oui, Elros. L'enseignant adressa un regard perplexe autour de lui. C'est la première fois qu'une nouvelle élève te fait autant d'effet, doit-on en déduire quelque chose ? ❞

— Non ! C'est juste que... ❞

Sa voix se perdit et il coupa court à ses explications d'un geste de la main. Le regard qu'il maintenait fixé sur la nouvelle se baissa vers ses notes de cours.

— Excusez-moi, monsieur. ❞

Elros n'était pas du genre fauteur de trouble -bien au contraire- et les enseignants l'avaient bien compris. Il ne lui tint donc pas rigueur de ce petit écart surprenant et poursuivit les présentations auxquelles Elros ne prêta pas attention, incapable de savoir s'il s'agissait bien de la filleule de son père ou si c'était seulement une nana qui lui ressemblait et qui avait le même prénom qu'elle.

— ... tu peux t'installer à côté d'Elros. Et au cas où ce n'était pas suffisamment clair, il ajouta. Celui qui est enthousiaste. ❞

Lui, il avait envie de se cacher au fond d'un trou et ne plus jamais en sortir.
Décidément, ce n'était pas sa journée.

— Elros... Nevenscheinder ? ❞

Pas de doute. Elle avait le même accent arrogant.
Et comme toujours depuis sa plus tendre enfance, Elros ne put s'empêcher de le trouver agaçant.

Elros sentit les regards converger vers lui, et ne put s'empêcher de baisser la tête pour que personne ne remarque sa gêne -même s'il était définitivement trop tard. Diana s'installa, et il ne lui accorda qu'un regard furtif, de peur de se prendre une remarque gênante du professeur s'il la fixait trop longtemps.

— Moi aussi, j'ai eu un doute quand... ❞

Il ne termina pas sa phrase, ne sachant pas vraiment quel moment exactement lui avait fait douter. Elros se sentit un peu bête, étant donné qu'on l'avait introduite avec le nom qu'il connaissait.
Et puis ses yeux, il aurait dû les reconnaître. Personne n'avait des yeux comme les siens.

— Ça fait quoi, deux ans qu'on s'est pas vus ? ❞

Elros fit le calcul après et réalisa que cela faisait un an et cinq mois. Pourtant, il avait l'impression qu'une éternité était passée, d'autant plus qu'ils n'avaient pas pris de nouvelles entre temps, avec tout ce qui se passait dans leurs vies respectives.

— Je croyais que tu étais retournée à Londres. ❞

Avant qu'ils ne puissent continuer leur conversation, ils furent repris par leur professeur de mathématiques qui ne se dérangea pas pour faire une blague de mauvais goût, ce qui eut pour effet de refroidir Elros sur le champ. Il ne lâcha plus un mot de tout le cours -en répondant à ses questions d'un geste de la tête ou d'un petit "hm" distrait.

En passant entre ses camarades pour rejoindre Diana dans le couloir, Elros entendit quelques murmures -des filles, des garçons, qui regardaient tantôt leur téléphone tantôt la jeune fille qui attendait dans le couloir. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que certains avaient reconnu la fille de Judith Harrington-Levy, mais était-ce vraiment étonnant vu la vitesse à laquelle se propageaient les informations ?

Il préféra faire comme d'habitude et ignorer les rumeurs qui commençaient à courir dans leur classe et rejoignit son amie d'enfance sur le palier de la porte, non sans s'excuser à nouveau auprès de son enseignant sans pour autant lui donner d'explications quant à son comportement anormal.

Lorsqu'elle lui sauta au cou, Elros fut surpris. Il n'était pas habitué à de telles marques d'affection -surtout venant d'elle- mais ne la repoussa pas pour autant. Pour ne pas rendre le moment gênant, il enroula un bras autour de sa fine taille et la pressa délicatement contre lui.

— Ouais, toi aussi. murmura-t-il de sorte à ce qu'elle seule puisse entendre. ❞

Et avant qu'il ne soit trop mal à l'aise, Elros finit par la lâcher. Il la toisa de haut en bas, et esquissa un sourire empli de malice -celui qui le faisait passer pour un fauteur de troubles alors qu'il n'y avait rien de plus éloigné de la réalité.

— T'aurais pas oublié de grandir, toi ? ❞

Aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait toujours été plus petit qu'elle. Sauf le dernier été qu'ils avaient passé ensemble, où il avait fini par rattraper le retard qu'il avait pris sur elle -sans pour autant la dépasser. Désormais, ils avaient bien quinze centimètres d'écart, pour le plus grand bonheur d'Elros qui commençait à en avoir assez des railleries qu'on avait pu lui faire pendant son enfance.

Et soudainement, la petite bulle qui s'était formée autour d'eux explosa. Un bras s'enroula autour des épaules d'Elros -un de ses camarades, membre du club de football lui semblait-il, ce qui lui arracha une grimace.

— Bah alors El, tu nous présentes pas ? ❞

Il leva les yeux au ciel, sans que l'autre ne puisse le voir, et procéda aux présentations pendant que des gens -dont la majorité lui parlait à peine en temps normal- s'attroupaient autour d'eux afin de bénéficier d'une introduction.

C'était toujours comme ça depuis qu'ils étaient petits ; Diana était toujours au centre de l'attention.
Mais il n'allait pas s'en plaindre, Elros, au contraire.

— On a cru que t'allais faire une crise cardiaque quand tu l'as vue, mec. Je savais pas que t'étais fan... ❞

— C'est pas le cas. On est... Son regard glissa vers Diana, qui s'était déjà faite accaparer par un groupe de filles -le même qui le dévisageait bizarrement depuis la rentrée. ... amis d'enfance. ❞

Il ne savait pas bien pourquoi il éprouvait un tel besoin de se justifier, mais il préféra s'arrêter là et ne pas entrer plus en détails. Une fois qu'on se désintéressa de lui, il se mit en route pour le prochain cours, non sans lancer un sourire complice à Diana tandis qu'elle se faisait submerger par une horde de lycéens curieux de savoir ce qu'elle faisait là.

Il leva les yeux au ciel, mais son sourire en coin trahit son amusement. Diana avait toujours été dans l'excès depuis aussi longtemps qu'ils se connaissaient, et il semblait que cela n'avait pas changé cette année. Malgré son air désabusé, Elros fut légèrement pris de court par le fait qu'elle délaisse sa horde de fans pour le rejoindre. Dans ses souvenirs, elle avait toujours insisté pour qu'ils rejoignent les groupes d'enfants lorsqu'ils en trouvaient, plutôt que rester à jouer seuls tous les deux.

— Pff, espèce de balance. ❞

De ce côté en revanche, rien n'avait changé. Rien que d'entendre la façon dont elle prononçait le prénom de son père ravivait en lui de mauvais souvenirs. Mais curieusement, le sentiment n'était pas désagréable. C'était même presque drôle, maintenant qu'il pensait à toutes les fois où ils s'étaient querellés pour savoir qui des deux était le fautif de l'histoire -souvent elle, il fallait l'avouer.

Dans un geste familier, Elros passa une main dans le dos de Diana et la poussa légèrement au moment où ils arrivaient devant leur salle de classe. Il s'assit à sa place habituelle et laissa Diana s'installer à côté de lui sans dire un mot -tant pis pour son pote Valentino, il s'en remettrait. C'était souvent comme ça lorsqu'un nouvel étudiant était transféré à l'académie : il trouvait une ancre à qui se raccrocher puis un jour venait où c'était à son tour de jouer les anciens.

Les cours suivants se passèrent sans accrochage particulier. Elros n'étant pas du genre bavard, il n'eut pas l'occasion de lui faire la conversation, et Diana dut s'en accommoder. De temps à autres, il se penchait vers elle pour la brieffer sur le professeur qui leur faisait cours, mais leurs échanges s'arrêtaient là.

Quand vint la pause déjeuner, Elros envoya un message à sa mère pour lui demander s'il devait récupérer Nolan à la sortie des cours, et rejoignit Diana, occupée à faire la conversation à leurs camarades en attendant qu'il ne la retrouve dans le réfectoire.

— T'es au courant que mes parents vous invitent à manger ce soir ? ❞

Il tenait à la main son téléphone, sur lequel figurait un message de Naomiie qui s'excusait d'être tête-en-l'air et d'avoir oublié d'informer Elros sur l'emménagement de leurs amis, suivi d'un autre qui lui disait de proposer à Diana de venir à la maison une fois les cours terminés.

Elros et Diana s'étaient installés l'un à côté de l'autre dans le réfectoire bondé. Et, comme si l'effet d'être toujours en présence exclusive de l'autre avait eu des répercussions sur leur comportement vis-à-vis du reste du monde, ils poursuivaient leurs conversations comme s'il étaient seuls et non pas entourés de lycéens bruyants.

— Je sais pas. Comme tu veux. Il se mit à réfléchir. T'es la bienvenue en tout cas, si on en croit le message de ma mère. ❞

Il n'y avait pas grand chose à faire chez lui, surtout depuis qu'il passait le plus clair de son temps à travailler dans sa chambre. Ou dehors, lorsque Maya réclamait une promenade.

— Je pense qu'elle a profité du fait que vous soyez encore en déménagement pour faire la réunion qu'on a pas pu faire cet été. ❞

Les Harrington-Levy avaient toujours été très occupés, et Noah n'était présent qu'une semaine tous les mois. Elros n'était pas dupe, il se doutait bien que les soirées comme celle qu'ils s'apprêtaient à faire serait une exception. Mais il préféra ne pas faire part de ses pensées à Diana -bien qu'il la soupçonnait d'y avoir songé aussi- de peur de gâcher une ambiance qui commençait tout juste à se détendre.

— Ça fera plaisir à mon père de vous revoir. Il le montre pas mais vous lui avez manqué, toi et Judith. ❞

Noah Nevenscheinder n'était pas doué pour exprimer ses sentiments -c'était de lui que tenait Elros après tout- et encore moins lorsqu'il s'agissait de sa meilleure amie et sa filleule, qu'il passait son temps à insulter.

— C'est pas empoisonné, tu sais ? ❞

Il désigna son assiette d'un geste de la tête, après avoir constaté qu'elle n'y avait pas du tout touché.