Les dernières semaines avaient été un peu chargées, autant au niveau de son travail que du niveau de ses "activités parallèles" -comme s'acharnait à les appeler son entourage chaque fois qu'il s'éclipsait sans informer personne. Cela lui laissait peu de temps pour lui, et même s'il ne s'en était jamais accordé beaucoup, il réalisa que ce dernier commençait à lui manquer.

D'abord avec le fait qu'il avait négligé ses proches -Meera, avec qui il s'échangeait régulièrement des messages mais qu'il n'avait pas vue en personne depuis deux semaines, et les gars qu'il n'apercevait qu'en coup de vent le matin quand leurs emplois du temps concordaient, et le soir quand la chance leur souriait.
Ensuite, avec la réalisation que même s'il mettait un point d'honneur à ne pas lier ses activités pour MIST à sa vie privée, son poste dans l'organisation lui causait parfois quelques écarts à cette règle.

C'était notamment le cas pour la fille qui ignorait ses appels depuis des semaines, ainsi que celle chez qui il venait de sonner.

Elle dut mettre deux minutes, pas plus, pour décrocher l'interphone -mais elles parurent durer des heures tant Saul était impatient de la voir.
Il gravit les marches quatre à quatre -depuis qu'il avait repris l'exercice, chaque excuse était bonne pour travailler la cardio qu'il avait perdue pendant son coma- et lorsqu'elle lui ouvrit enfin la porte de chez elle, il dut se donner quelques secondes pour reprendre son souffle.

« J’espère que tu m’as ramené des fleurs ou des macarons pour justifier le fait que tu ne m’aies pas prévenue parce que tu tombes pas au meilleur moment de la journée

— J'adore quand tu parles français, tu le sais ça ? plaisanta-t-il pour masquer le fait qu'il était vraiment venu les mains dans les poches. »

Comme d'habitude chaque fois qu'il se retrouvait devant Cerise, Saul ne put s'empêcher de se dire qu'elle était magnifique. Il ne savait pas bien où résidait exactement cette beauté -peut-être que c'était juste un tout très harmonieux après tout- mais il savait, dans sa sensibilité d'artiste, qu'elle était le genre de femme qu'on peignait sans réfléchir, qui n'existait normalement que dans l'imaginaire.

Il détacha son regard de Cerise pour observer le petit garçon qui se tenait derrière elle -Solis, en train de faire des bêtises comme d'habitude.

« Hey, salut mon pote ! Il tira sur le slip qu'il portait sur la tête afin qu'il ne l'ait pas dans les yeux et esquissa un grand sourire. Sympa ton nouveau chapeau. »

Il posa sa longboard et son sac à dos dans l'entrée et rejoignit la petit fratrie dans le salon, où Cerise avait emmené Solis pour terminer de l'habiller -correctement, cette fois.

« En vrai je passais par là en rentrant et j'me disais que ce serait pas une mauvaise idée de passer et faire un petit coucou. »

Depuis leur dernière mission ensemble, rares avaient été les moments où Saul et Cerise avaient eu l'occasion de se voir plus de cinq minutes au détour d'un couloir, alors il avait profité de n'être sur aucune opération pour lui rendre visite.

« Ça va toi ? »

Il regarda Cerise s'occuper du petit garçon ; et ça le démangeait d'aller se mettre dans le canapé et jouer avec eux. Il réalisa alors qu'il n'avait pas mis les pieds à l'orphelinat depuis son réveil, et une vague de culpabilité l'envahit le temps que Cerise ne l'invite à s'installer sur le meuble qui servait de bar.

« Rien, ça va aller. Il corrigea le tir presque immédiatement. Ou si, ouais. De l'eau s'teup. »

Vu comme il était excité intérieurement -il ne savait pas d'où lui venait cette énergie- il n'était pas nécessaire pour lui d'ajouter à ça une dose, même infime, de caféine. Il s'installa les coudes sur le plan de travail pendant qu'elle lui apportait sa boisson et la sienne.

« Ouais. On est surchargés en ce moment, c'est comme si toute la ville s'était réveillée avec une envie soudaine de se faire tatouer. »

Trois mois était le temps qu'il fallait pour qu'un tatouage cicatrice -ainsi il ne pouvait pas vraiment blâmer les gens de s'y prendre maintenant alors que l'été arrivait dans à peine une centaine de jours.

« On m'a mis sur une nouvelle mission il y a deux jours, mais elle devrait pas prendre trop de temps. »

Ça lui faisait bizarre, de parler comme ça de son deuxième travail -celui qu'il gardait secret et dont il ne mentionnait jamais les détails. Avec Cerise, la question ne se posait pas, et décharger un peu ce qu'il avait sur la conscience lui faisait du bien.

« Le mec qu'ils ciblent est un habitué du salon, je lui ai fait son premier tatouage et il revient la semaine pro' pour finir sa dernière pièce avec mon patron. »

Il eut un instant d'hésitation durant lequel il fit tourner le verre d'eau entre ses mains.

« J'crois qu'ils ont fait exprès de me donner un truc facile. Ils ont pas vraiment apprécié que je prenne autant de temps, la dernière fois. »

Ce qui l'amenait au sujet dont il voulait justement parler avec elle.
Saul osa lever ses yeux vers pour les plonger dans les orbes sombres de Cerise, et lui laissa quelques secondes pour comprendre où il venait en venir.

« T'as vu Nedjma, récemment ? »

Saul eut un sourire un peu désolé, et passa une main sur sa nuque, un peu gêné d'avoir été grillé aussi rapidement -mais pas vraiment surpris, Cerise était une personne plutôt futée.

« Touché, commenta-t-il. J'peux rien te cacher. »

Il faisait le malin mais il avait été rarement aussi confus qu'il l'était à cet instant. Saul avait cru faire bien pendant tout ce temps et il n'y avait rien qui n'allait plus de travers que sa relation avec la toute dernière recrue de MIST -un élément capital parce qu'elle avait une voix qui s'élevait dans toute la ville.

« Elle m'en veut, pas vrai ? »

Saul avait hésité à demander "tu crois ?" mais il était tellement sûr d'avoir mis la main sur la raison pour laquelle Nedjma refusait de répondre à ses messages qu'il n'osa pas faire l'affront à Cerise d'émettre la moindre hésitation. Il prit sa tête brune entre ses mains et se frotta frénétiquement les cheveux, comme si cela allait l'aider à y voir plus clair.

« Je pourrais lui expliquer, si elle acceptait de me parler. »

Lui expliquer quoi, Saul ? Que tu faisais juste ton job ?
Il n'était pas sûr que se trouver des excuses pour justifier le fait de l'avoir manipulée -penser à ce terme lui faisait sincèrement mal au cœur- pour arriver à des fins dont l'honorabilité étaient vraiment discutables était la meilleure stratégie pour reconquérir la confiance de la journaliste, mais il peu de possibilité s'offraient à lui dans l'immédiat. Et Saul avait pour habitude de toujours se tourner vers la solution la plus simple lorsqu'il s'agissait de relations humaines.

« Elle doit vraiment me prendre pour le pire des enfoirés. »

Saul eut un mouvement de sursaut et, par réflexe, se tourna vers Solis qui jouait dans le salon, juste derrière lui.

Saul grimaça mais ne fit aucun commentaire -pour quoi faire, elle ne disait rien d'autre que la vérité après tout, et même si elle faisait mal il avait besoin de l'entendre.

« Je suppose, ouais. J'en sais rien, Cherry. »

Des fossettes se creusèrent de chaque côté de son sourire un peu bête. Depuis qu'elle lui avait dit ce que signifiait son prénom dans la langue de l'amour, Saul avait décrété qu'il le traduirait chaque fois qu'il se sentirait d'humeur à jouer sur les mots. Devant le regard qu'elle lui lançait, il éclata de rire et prit sa main dans la sienne pour la porter à ses lèvres et y déposer un baiser qui disait "je te taquine" sans avoir besoin de le dire à haute voix. Il avait pris l'habitude de le faire avec Meera, et d'une curieuse façon, Cerise dégageait le même type d'aura que sa meilleure amie ; et cela suffisait à le mettre suffisamment en confiance pour s'autoriser des familiarités sans craindre qu'elle ne le repousse.

« Depuis que je suis sorti du coma, j'ai l'impression de plus savoir grand chose sur moi. »

Tout ce qui étaient "ses trucs" à l'époque demeuraient intacts -il n'avait pas changé de personnalité, d'après ce qu'on lui avait rapporté- et pourtant il arrivait à Saul de se demander parfois si c'était vraiment comme cela qu'il aurait dû réagir.

« Tu t'es déjà réveillée un matin avec l'impression que t'es encore en train de rêver ? C'est exactement ce qui m'arrive depuis presque un an. »

Ses yeux vers se promenaient entre le visage de Cerise et leurs doigts entremêlés, avec lesquels Saul jouait faute de ne pas avoir un stylo pour griffonner chaque fois que les idées fusaient dans sa tête.

« J'ai repris ma vie là où je l'avais laissée et tout le monde fait comme si de rien était et que rien a changé alors que je vois bien que c'est pas le cas. »

Il le voyait dans la façon dont les gens s'en faisaient pour lui chaque fois qu'il disparaissait de leur champ de vision, qu'il disparaissait et que tout le monde flippait qu'il disparaisse pour de bon.
Il le voyait quand les clients le saluaient, et qu'ils se disaient "ah mais j'croyais que t'étais mort"au moment où c'était lui qui les accueillait dans le salon.

« Je sais pas si je fais bien de rester ici. Il vaudrait peut-être mieux que je parte. »

Il le voyait, dans les yeux de Meera, elle qui apprenait petit à petit à vivre sans lui maintenant que c'était lui qui ne pouvait plus vivre sans elle.

Cerise avait ce petit côté léger dont il n'avait pas l'habitude puisque c'était lui qui sautait en premier sur toutes les occasions pour blaguer.
Il eut un sourire -un peu coupable- quand elle évoqua les mauvaises idées qu'il avait eues dans sa vie car il en avait fait tellement qu'il n'avait jamais songé à les compter.

« Je... ok. Il parut hésiter. Je vais essayer, en tout cas. »

Il se retourna sur le comptoir l'air de chercher autre chose à regarder bêtement que les grands yeux bruns de Cerise, et trouva la petite tête blonde de Solis qui s'occupait tout seul. Pendant un instant, il se retrouva à penser qu'il n'avait jamais vraiment eu à le faire -même avant l'orphelinat, puisqu'il avait passé la plupart du temps dehors pour éviter d'être confronté aux copains de sa mère qui le voyaient tous comme une plaie plus qu'autre chose.

« En parlant de mes potes, je t'ai dit qu'on avait fini de retaper notre atelier avec les gars ? »

Lui et ses colocataires, une joyeuse bande de marginaux à l'âme d'artiste, avaient trouvé plus tôt dans l'année un vieux hangar abandonné dans la zone industrielle d'Hiawatha qu'ils s'étaient appropriés pour stocker le matériel qui commençait à déborder dans leur appartement.
Ce n'était pas le grand luxe mais ils ne demandaient pas plus qu'un vieux lieu de stockage mal isolé avec une luminosité optimale pour s'exprimer.

« J'dois y passer demain aprem pour déposer des affaires, ça te dirait de m'accompagner ? »

L'idée lui avait effleuré l'esprit le temps d'une seconde, et au lieu de la laisser filer parce qu'elle était quelque peu étrange, Saul décida de tenter le coup -parce qu'il ne savait pas quand était la prochaine fois qu'ils se verraient et qu'il crevait quand même d'envie de lui montrer une partie de lui qu'il réservait à ceux qui partageaient son quotidien.