— Dès que je sors, c'est la première chose que je ferait. J'te promets.

Meera ne put s’en empêcher ; un grand sourire étira les commissures de ses lèvres tandis que ses joues se parurent d’un rose léger –gêne, bonheur, un peu tout à la fois. Elle avait beau adorer se trouver sur la scène avec sa basse à la main, et être applaudie par des dizaines d’inconnus pour ses prestations, il y avait malgré tout comme un manque à chaque concert ; un truc qui coince, quelque chose qui n’est pas là où il devrait être.
C’était la présence de Saul bien sûr. Un peu comme un enfant aime avoir ses parents présent lors de ses spectacles de fin d’année à l’école ou durant une représentation sportive, Meera ressentait le besoin de pouvoir montrer à son ami –son frère, son âme-soeur platonique, presque– ses progrès et ses passions. Cela ne l’empêchait pas d’apprécier chaque concert bien sûr. Mais il était évident qu’elle les aimera plus encore lorsqu’il sera là et qu’elle pourra chercher son regard vert d’eau dans la foule.

— Ils défilent tous les soirs depuis que je suis réveillé j'en peux plus de voir leurs têtes –Meera lâcha un ricanement, connaissant ses amis, en effet, chaque visite ne devait pas être de tout repos surtout s’ils venaient tous ensemble– Hélio m’a dit qu’il me ramènerait de quoi décorer ma chambre pour passer le temps, et c’est pas une mauvaise idée.

Elle eut un léger pincement au coeur en entendant le prénom de Helio. Ce n’était pas qu’elle ne l’aimait pas, au contraire il l’aidait à payer les frais d’hôpitaux de Saul à la mesure de ses –maigres– moyens, et il avait toujours été gentil avec elle. Mais c’était plus fort qu’elle, c’était vicieux ; elle savait que lui aussi dépendait énormément de Saul et toujours dans son coeur demeurait l’inquiétude de se voir détrônée dans le sien à lui –jalousie d’enfant qui veut être la préférée. Elle n’en montra rien cependant, se contentant d’acquiescer en hochant la tête avant de poser les mains sur les poignées du fauteuil roulant quand il lui demanda de le pousser.
C’était tout con, mais ça lui fit chaud au coeur de pouvoir au moins faire ça pour lui.

Par dessus son épaule, elle jetait de temps à autres un coup d’oeil pour le regarder dessiner. Elle l’avait tellement vu faire depuis qu’ils se connaissait qu’elle avait évidemment noté l’hésitation dans ses traits, quand bien même elle n’y connaissait pas grand chose en dessin.
Ça n’empêchait pas Saul d’être toujours aussi doué à ses yeux, et elle pourrait le regarder faire pendant des heures.

— Ils ont pas trouvé mon ordi, ça te dérangerait de passer à l’appart pour le chercher ? J’suis sûr qu’ils ont mal regardé, ces abrutis.
— Ouais pas de soucis, j’ferais ça demain si tu veux.
— Les gars m’ont dit que tu venais plus aussi souvent qu’avant.

Les pas de Meera se stoppèrent alors que Saul leva la tête vers elle, et elle déglutis un peu plus difficilement.

— Euh, oui c’est vrai, j’étais pas mal occupée –ça n’était pas faux dans un sens, entre le groupe, le travail, les soirées avec les potes pour montrer que tout va bien et celles passées toute seule avec une bouteille de vodka pour oublier que ce n’était pas vrai, elle avait un train de vie chargé.

Elle avança de nouveau pour reprendre contenance et marqua une pause pour réfléchir à ses mots avant d’ouvrir de nouveau la bouche.

— Et puis aussi…j’sais pas. J’aimais pas trop y aller en sachant que tu serais pas là. Elle eu un petit sourire triste avant d’ajouter, les garçons l’ont pas mal pris j’espère ?

Il y avait, dans le regard pénétrant de Saul, une espèce de magnétisme, de profondeurs claires comme les eaux du Pacifique –on n’en voyait jamais le fond, mais il n’y faisait pas sombre non plus. Meera avait l’impression qu’il pouvait lire ce qu’il voulait d’elle quand il la regardait comme ça, et ce depuis presque toujours. C’était un peu étrange tout à coup, de se retrouver à nu de la sorte dans les yeux de quelqu’un alors que cela faisait deux ans et quelques qu’elle se forgeait de jours en jours sa carapace, son armure pour faire face aux autres. Et c’était agréable, cette sensation de ne plus avoir besoin de parler pour être comprise –et c’était parce que c’était Saul qu’elle n’y faisait pas attention.

— Ils étaient un peu inquiets, ils peuvent pas s'en empêcher. Mais ils comprennent pourquoi t'es pas venue. Moi aussi je comprends, je sais pas si je serai resté si ça avait toi qui avait…

Elle eu un sourire un peu vague, et frissonna quand les doigts de Saul effleurèrent sa joue. Aussitôt l’une de ses mains à elle quitta les poignées du fauteuil pour aller se poser sur la sienne qu’elle enserra de ses doigts fins avant de loger son nez au creux de sa paume —elle ferma les yeux pendant un instant, préférant s’enivrer de son odeur rassurante plutôt que d’imaginer milles et uns scénarios horribles de l’accident qui les avait séparés deux ans plus tôt.

— Je leur avait dit de me laisser partir si jamais un truc comme ça m'arrivait, tu sais ? Mais c'est ton nom que j'ai marqué sur le papier. Ça t'a donné une responsabilité que t'avais pas à avoir, j'aurais pas dû.

Elle ne répondit rien, n’ouvrit même pas les yeux tout de suite mais elle ressenti comme un poids lui tomber dans l’estomac. Elle battit des cils en ouvrant les paupières, comme pour chasser les picotements avant que les larmes ne commencent à rouler le long de ses joues –le pire, c’était qu’elle savait parfaitement qu’il pensait ce genre de choses, elle le connaissait assez pour deviner qu’il ne voulait pas finir sa vie comme un état végétatif, incapable de faire quoique ce soit sans l’aide de quelqu’un d’autre ; et honnêtement, elle non plus ne savait pas si elle aurait été capable de supporter de le voir comme ça.
Pourquoi l’avoir gardé à l’hôpital alors ?
La réponse était sûrement la plus égoïste qui soit ; elle avait besoin de lui. Elle avait besoin d’avoir un espoir auquel se raccrocher, une lumière à chercher des yeux dans le noir. Et il avait été son seul point de repère depuis tellement de temps qu’elle n’avait tout simplement pas pu se résoudre à le laisser mourir sans même essayer de le garder en vie tant qu’il y avait une chance qu’il se réveille.
Peut-être que si le coma avait duré plus d’une dizaine d’années, elle aurait accepté son sort et aurait demandé à ce qu’il soit débranché. Mais deux ans, c’était bien trop tôt encore pour ne serait-ce qu’y songer.

— Ils me l’ont pas dit, non, elle murmura en ouvrant les yeux à moitié, l’observant à travers le rideau de ses cils. Ou alors j’ai pas voulu l’entendre haha.

Sa main glissa le long du bras de Saul et s’y accrocha tandis qu’il jouait avec ses boucles bleues du bout des doigts.

— J’pouvais pas laisser tomber sans essayer…
— Faut croire que t'es encore mieux placée que moi pour prendre des décisions à ma place.

Son éclat de rire fit naître une chaleur au creux de son ventre qui se répandit dans tout son corps, et elle ne put s’empêcher de sourire et rire à son tour.

— Contente de pas avoir respecté tes dernières volontés alors ! Elle ricana d’un ton narquois avant de se pencher vers lui pour déposer un baiser au sommet de son crâne, sans prêter attention aux gens qui les observaient autour d’eux.

La vérité, c’était qu’elle était tellement heureuse à l’instant qu’elle en oubliait presque tout ce qu’elle avait dû faire pour en arriver là. Les nuits de larmes, de dégoût et d’alcool brûlant au fond de la gorge pour tout oublier semblaient comme un mauvais rêve, une épreuve déjà bien loin que le bonheur éludait –si elle essayait, là tout de suite, elle ne pourrait peut-être même pas se souvenir parfaitement de ce que ça lui faisait.
Bien sûr, les souvenirs n’étaient pas effacés ; ils prenaient juste beaucoup moins de place quand Saul était à ses côté.

Soudain le fauteuil lui échappa des mains et Saul fit un demi-tour pour lui faire face. Elle arqua d’abord un sourcil avant de pouffer de rire en le voyant tapoter ses genoux comme pour l’inciter à y prendre place –ce qu’elle fit sans hésiter. Elle avait beau savoir qu’il n’avait pas beaucoup de sensations dans les jambes pour le moment, elle s’installa doucement pour éviter de lui faire mal. Elle alla ensuite nicher sa tête au creux de son cou et son parfum ainsi que sa chaleur l’apaisèrent aussitôt.

— J’ai tellement hâte que tout ça se finisse enfin, elle soupira finalement en fermant les yeux, se lovant contre Saul comme si sa vie en dépendait.

Et c’était un peu le cas.

Meera se sentait invincible lorsque Saul la tenait ainsi dans ses bras.
Ou plutôt non : en sécurité. Comme si elle se trouvait au creux d’une bulle increvable qui la protégeait de tous les maux du monde et même de ceux qui lui venait de l’intérieur. Avec Saul, il n’y avait que du bon, du doux, du beau, du chaud, et son sourire contagieux suffisait à lui faire oublier toutes ses peines et ses doutes.
Quand Meera se retrouvait ainsi lovée contre lui à s’enivrer de son odeur et de la douceur de ses gestes, elle était plus heureuse que jamais.

— On va l’avoir notre fin heureuse.

Elle ne répondit pas mais le sourire qui étirait ses lèvres en disait suffisamment pour qu’elle puisse s’épargner l’effort de parler quand le moindre son sorti de sa bouche menaçait de faire trembler sa voix et couler ses larmes d’émotion. Saul fourra son visage dans sa chevelure et elle raffermit son étreinte en passant ses bras autour de son cou, se gavant autant que possible de cette tendresse dont elle avait tant manqué et que bien peu de gens lui avaient donné ces deux dernières années –à vrai dire, il n’y avait qu’un seul visage qui lui venait en tête.

— Je t’aime.

Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Ce n’étaient que trois petits mots faciles à dire, mais elle l’avait entendu si peu de fois au cours de sa vie –du moins aussi sincèrement– qu’il était impossible qu’elle en reste de marbre, et sans qu’elle ne puisse rien y faire, une seule et unique larme de joie roula sur sa joue pour aller se fondre au coin de sa bouche, là où son sourire ne voulait pas se faner de sitôt.

— Moi aussi je t’aime, Saul, elle articula un peu fébrile.

Car si confesser ses sentiments était quelque chose qui ne lui était pas facile –parce la rue l’avait éduquée ainsi– si c’était à Saul qu’elle devait le faire alors cela lui venait aussi naturellement que de dire bonjour.
Et peu importe les moments difficiles à venir, elle se sentait capable de tout endurer maintenant qu’il était à ses côtés pour l’aider à se relever à chaque fois.