Who am I...
Heileen — Alors j’ai qui en face de moi ?
Très bonne question. T’étais qui au final ? Karen Nolan était morte, officiellement en sortant de chez elle, une nuit, 5 ans auparavant. Officieusement… avait-elle été tuée dans ce laboratoire ? ou était-ce
toi, Vesper, qui l’avait tuée ? Par tes actions, par ta hargne, par ta violence… Le simple fait d’appartenir à Mist, de soutenir ses actes criminels, de poursuivre le même objectif quel qu’en soit le prix. Une question à laquelle t’avais pas de réponse. T’étais perdue ; t’étais seule ; t’étais plus personne, pour personne.
Jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, y’avait Heileen en face de toi ; une figure protectrice, l’image fantôme d’un futur étouffé dans l’œuf, le souvenir de ta seule et unique amie. Que devrais-tu répondre à ça ? T’en savais rien, putain. Tu haussas les épaules, dans une attitude d’abattement fataliste.
Karen — Vesper Smith, 17 ans, orpheline…
T’avais failli le dire.
Handicapée. Brisée. Ce vocabulaire que tu bannissais de ton langage, parce que t’arrivais pas à accepter la mort de ta liberté. Cet état corporel qui te rappelait chaque jour ce qui aurait pu être, ce qui ne serait jamais, et ce que tu avais été. Mais tu ne pouvais pas le reconnaître, tu ne pouvais pas l’admettre, surtout devant
elle. Comme si nier l’évidence, refuser la vérité te permettait de rester Karen, de garder un semblant d’espoir de pouvoir un jour sentir de nouveau cette terre bien aimée sous tes pieds. Et pourtant au fond de toi tu savais ; tu pourrais jamais retrouver ta vie d’antan.
Et c’était tellement douloureux, Karen.Sa voix te tira d’une introspection destructrice. Tu clignas des yeux, comme si t’émergeais d’un sommeil agité. C’était peut-être le cas ; après tout, ta vie ne ressemblait qu’à un cauchemar sans fin. Tu finis par lui adresser un regard ; blessé, abattu, détruit.
Cette question. Que faire ? Lui dire de but en blanc tout ce que t’avais traversé ? Balancer l’immonde réalité sans chercher à l’épargner ? De toute façon, tu savais pas faire autrement. Subtilité, tact, préservation, tu connaissais pas.
Tu savais pas faire. Karen — Ils m’ont enlevée pour m’utiliser comme cobaye.
Tout en finesse. Au moins, tu tournais pas autour du pot.
Karen — Ils ont synthétisé mon sang pour le répandre et faire croire à ma mort. Mais j’étais bien vivante, enfermée dans une chambre de 5m². Ils voulaient faire de nous des supers.
Ta haine pulsait à travers les veines de tes mots. Ton regard, rivés sur tes mains, brûlait d’une rage insatiable, tel un incendie vorace qui emportait tout sur son passage. Qui te rongeait de l’intérieur depuis si longtemps que t’avais oublié la vie sans. Tu ne savais plus ce que c’était d’être sereine, ni heureuse. Tu t’humectas les lèvres ; t’avais la bouche sèche, comme si cet incendie était réel et consumait l’eau de ton corps.
Karen — J’ai tenté de m’enfuir un jour. Mais j’ai été trahie. (tu relevas les bras de quelques centimètre pour mettre tes mains au niveau de tes yeux et contempler l’étendu des dégâts.) Ils ont pris des précautions pour qu’on puisse pas m’identifier si jamais j’y arrivais. Et j’ai été punie ; ils m’ont battue, rasé la tête, enfermée dans un cachot et privée de nourriture pendant 3 jours.
Tu marquas une pause, le regard fixant un point imaginaire devant toi. Tu te revoyais là-bas, en proie à ces scientifiques sans scrupule qui ne reculaient devant rien pour satisfaire leur curiosité morbide. Pour se faire de l’argent sur des enfants. Des enfants cobayes. Et tout ça pour quoi ? Les sponsors. Encore eux, toujours eux ! Ils étaient au centre de tes problèmes. Ton frère, ton enlèvement, tes parents,
tes jambes. Ton regard glissa sur tes mains et tu commenças à retirer tes mitaines, l’une après l’autre, pour dévoiler des paumes abîmées par l’effort -les roues du fauteuil, mais aussi tout ce que t’avais traversé avant. Tu plias et déplias les doigts avant de te frotter les extrémités désormais lisses.
Karen — Mais j’ai réussi la seconde fois. J’leur ai filé entre les doigts à ces fumiers.
Tes traits s’étaient durcis à ses paroles et il te fallut un moment pour réaliser que tu serrais les poings jusqu’à en avoir les articulations blanchies. Tu te passas une main sur le visage avant de poursuivre, du même ton monotone.
Karen — J’ai couru jusqu’à la maison. J’ai appris pour papa et maman. J’ai été poursuivie jusqu’en centre-ville. On m’a poussée en plein milieu d’un combat de supers. J’ai pris une balle perdue, juste avant d’être soufflée par une explosion. J’me suis réveillée à l’hôpital et…
Tu t’arrêtas là. Pas besoin de continuer, hein ? Elle avait très bien compris. Tes doigts s’agitaient nerveusement, comme chaque fois que tu pensais à ton handicap, ce foutu handicap que tu reniais du plus profond de ton être. C’était la première fois que tu racontais ton histoire -du moins en entier, et à un proche, car Mist en avait eu un aperçu. T’aurais dû être soulagée de partager ça avec Heileen. Comme on dit, fallait crever l’abcès. Pourtant tu te sentais toujours mal,
si mal, Karen. Tes mains commençaient à trembler ; tu te frottas la nuque, avant d’oser seulement maintenant de la regarder dans les yeux.
Karen — J’peux fumer une clope ?
Tu demandais ça de bute en blanc, comme si tu ne venais pas d’énumérer le drame de ta vie en quelques phrases, d’un ton presque détaché. Comme si c’était normal. Comme si ça te permettait de relativiser et d’imaginer que ta vie n’était pas si différente de celles des autres.
Comme si ça pouvait vraiment changer quelque chose.... I am lost.