— TROIS ANS PLUS TÔT —

Ça fait combien d’heures que tu te défoules sur ce sac de frappe, Ronan ? Tu sais pas, le temps, c’est une notion un peu floue pour toi depuis quelques mois. Tu t’es incrusté dans le premier bunker libre –on t’as dis de ne pas y aller mais t’as rien écouté, t’as même pas lever les yeux vers la personne qui t’as prévenu– et dès que tu t’es retrouvé seul, t’as commencé à marteler le cuir des tes poings crispées, sans aucune protection pour les protéger –si bien qu’elles sont rouges, éraflées, à deux doigts de te lâcher. Tu t’en fous. Tu sais que de toute façon t’iras boire une bouteille de Jack pour oublier dès que tu seras sorti d’ici.

Des écouteurs vissés dans les oreilles, du rap à fond la caisse pour t’empêcher d’écouter tes propres pensées, tu continues de cogner, cogner, et cogner encore comme si tes démons allaient sortir des phalanges ensanglantées. T’aimerais bien, en vérité.
Mais il n’en fait rien, et t’es juste là comme un con, essoufflé et les mains engourdies de douleur –va essayer de jouer de la gratte avec ces bouts de viande hachée, abruti.

Tu t’arrêtes un instant pour y jeter un oeil, évaluer l’ampleur des dégâts –rien qu’un peu d’alcool ne saura réparer, tu te dis. Et c’est quand la musique dans tes oreilles diminue pour faire la transition avec la chanson suivante que le fracas d’une porte que l’on claque violemment parvient à toi.
Tu ne bronches pas.
Tu te contentes de te tourner vers l’inconnu et le toiser de ton regard d’adolescent de vingt ans que la vie n’a pas vraiment épargné –pas du regard le plus bienveillant donc.
Sa gueule te dit un truc, les cheveux rouges surtout, mais ça te revient pas décidément.

« Tu veux quoi ? »

— TROIS ANS PLUS TÔT —

C’est presque un concours qui se joue pendant les longues secondes durant lesquelles vous vous fixez, toi et le nouveau venu. Ni l’un ni l’autre ne décrochent un mot et les visages restent fermés –lequel des deux craquera en premier ?
Finalement, c’est lui qui rompt l’échange tacite. Pourtant tu ne te sens pas le moins du monde l’impression d’avoir gagné quoique ce soit contre lui.
Il se baisse pour ramasser l’épais rouleau de bandages que la coutume veut qu’on enroule autour de ses poings pour s’éviter de les écorcher contre le cuir des sac de frappe ; coutume que tu n’as pas écouté.

« Couvre ça vite fait, tu vas foutre du sang partout, te lance-t-il d’un ton froid en lançant le rouleau à tes pieds, presque nonchalamment. »

Par principe, tu ne bronches pas tout de suite ; tu préfère le fixer d’un œil mauvais encore quelques secondes avant de te baisser pour enrouler les bandages autour de tes phalanges. Le contact entre le tissu rugueux et ta peau déchirée te fait mal mais ton orgueil est trop fort pour que tu te laisses à ne le montrer autrement que par un rictus fugace.

« T'as fini de t'échauffer ? On peut passer aux choses sérieuses maintenant ? »

Sa voix résonne fort dans la pièce, et si elle t’irrite au plus haut point, elle t’hérisse le poil également —et pas forcément dans le meilleur des termes.

« Pardon ? Tu craches d’un ton qui suinte l’ironie tout en balançant le reste de bandage dans un coin.
— Allons, tu croyais quand même pas qu'on t'a amené ici pour frapper dans un sac de sable ?
— J’ai pas besoin d’un chaperon, merci. »

Tu espères qu’il se rendra vite compte que t’es un bon à rien et qu’il vaut mieux ne pas perdre son temps avec toi ; déjà tu te retournes vers le sac de frappe en relançant ta musique comme si la conversation était close.
Abruti.
Un instant plus tard, l’autre est à deux pas de toi, il a déjà décroché le sac de frappe et celui-ci part faire un joli vol plané dans un coin de la pièce.

« Ton entraînement commence maintenant. Moi c'est Maxence, et c'est moi qui vais m'en charger. Félicitations. »

T’as une insulte qui te brûle les lèvres, qui menace d’en sortir.
Mais le coup qu’il t’assène au visage te renfonce tes mots dans la gorge.

La surprise te sonne autant que la douleur –et il n’y est pas allé de main morte. Ta vision se fait floue pendant un instant et tu es obligé de reculer de plusieurs pas pour assurer ton équilibre. Quand tu reviens pleinement à toi, tu gardes un air un peu hébété le temps d’une seconde, le temps de l’observer et de te rendre compte que c’est bien lui qui viens de te cogner. Tu enrages.
Les corrections, tu ne sais les apprécier que lorsque tu les as toi même cherchées.
Pas quand un connard décide tout seul que c’est l’heure de te faire rosser.

Comme un idiot, tu te jettes sur lui pour lui rendre la monnaie de sa pièce, mais il ne te faut pas beaucoup de temps pour réaliser que t’es pas face à n’importe quel connard, mais à un connard entraîné ; il esquive assez aisément chaque coup que tu essayes de lui donner tous ceux qu’ils te rend font mouche. Bientôt, le goût du sang se répand dans ta bouche, et ton corps tout entier bouillonne de l’intérieur. Tu perds la notion du temps et il te semble que cela fait déjà une heure qu’il te fait manger la poussière –tu ne saurais dire depuis combien de temps ça dure en vérité.
Et c’est alors que tout se fait plus clair. Ta vision s’améliore, et c’est comme si tu voyais le monde au ralenti, ton ouïe s’affine tellement que tu entends sa respiration, le son de ses gestes qui découpent l’air, et même le battement de son pouls.
Cette fois, tu arrives à le toucher avant même qu’il esquisse le prochain geste –tu lui assènes même une sacrée droite au niveau de la mâchoire.

Tu t’arrêtes subitement, pantelant, le regard hébété alors que tu essayes encore de comprendre ce qu’il s’est passé. Tu connais ton pouvoir désormais, tu sais son existence, mais tu ne connais pas encore ses limites et l’étendue de ce que tu peux faire avec, alors même encore aujourd’hui ça te surprend lorsque ça vient de nulle part.

« Putain, tu craches en t’essuyant la bouche contre les bandages serrés autour de tes phalanges. C’est quoi ton problème, fils de pute ? »

Le pire, c’est que tu aurais gardé ce langage même en sachant que c’est devant ton patron –et soit dit en passant le seul mec qui a bien voulu de toi dans la boîte– que tu te trouves.

— TROIS ANS PLUS TÔT —

« Bien joué, je l'ai pas vue venir celle-là. Mais ça suffit pas encore. »

Ronan garda le silence, se contentant de jeter à son adversaire un regard noir de colère –colère dont il ne savait même plus l’origine tant elle le consumait depuis longtemps.

« Je suis venu voir si j'avais misé sur le bon gars quand j'ai fait passer ton dossier avant les autres.
— Hein ?
— Écoute Ronan, tu sais qui je suis ? »

J’en ai rien à foutre, s’apprêtait-il à répondre, mais on ne lui en laissa pas le temps.

« Je suis le mec que tu dois impressionner si tu veux un job. Celui-là, ou n'importe quel autre. »

Le plus jeune fronça les sourcils, tandis que l’information peinait à lui monter au cerveau –les coups qu’il avait pris au visage n’aidaient en rien à lui faciliter la tâche.

« Pour commencer, tu vas m'appeler Maxence. Tous les autres noms tu vas les garder pour toi à partir de maintenant, c'est clair ? »

Toujours pas de réponse –plutôt crever qu’accepter de se faire remonter les bretelles comme un gosse de cette manière ; s’il n’avait jamais écouté les remontrances des adultes de l’orphelinat enfant, ce n’était pas pour s’y plier une fois adulte.

« Qu'est ce que tu penses trouver, ici ? »

La question eu le don de le surprendre ; il cligna des yeux, l’air déstabilisé, avant de se fendre dans un ricanement narquois.

« Des thunes, rien de plus, fit-il d’une voix éraillée par l’effort et le sarcasme. J’ai passé l’âge de croire qu’il y a plus important pour vivre. »

Quand Ronan mentait, il lui arrivait de le faire bien –on aurait presque envie de le croire, si seulement dans les failles de sa voix, on n’y lisait pas tout ce qu’il ne voulait pas qu’on y voit.
L’enfant blessé derrière l’adulte enragé.

« J’ai envoyé mon cv parce que j’avais besoin d’un job pas trop demandant en termes de diplômes et qui paye bien, je pensais même pas être pris, il ajouta en haussant les épaules avec son insolence éternelle. J’sais pas pourquoi tu m’as privilégié par rapport aux autres mais si c’est à cause de ma gueule, j’te le dis tout de suite : les mecs c’est pas mon truc, Maxence. »

Et de son rire cynique dégoulinaient toute la rage et la douleur qu’il préférait garder à l’intérieur.

HRP ; personne n'aura remarqué le changement subtil de temps et d'énonciation ptdrrrr (jtm daddi hihi ♥)

— TROIS ANS PLUS TÔT —

Il va falloir que tu travailles pour le mériter.
Il était parfaitement au courant, merci pour rien. Tout ce qu’il voulait c’était faire son petit numéro, si possible devant le moins de caméras possibles, empocher ce dont il avait besoin pour payer son hôtel, son essence et ses consommations, et venir le moins possible entre les murs trop droits et ordonnés de la Tour d’Eden qui était aux antipodes de tout ce qu’il avait connu à Bristol et lui donnait l’impression d’être constamment observé et jugé au travers des grandes baies vitrées qui laissaient passer la clarté aveuglante du ciel.

« Tu sais ce que je recherches, moi ? –il ouvrit la bouche pour rétorquer qu’il n’en n’avait rien à faire mais Maxence lui coupa l’herbe sous le pied– T’embête pas à me dire que tu t'en fous, je vais te le raconter quand même. »

Connard.

« Je veux pas que X-Trem Factory devienne un sponsor élitiste qui choisit uniquement des recrues fraîchement démoulées en sortant de l'académie. Et pour ça j'ai besoin de toi. »

Ronan réprima un ricanement amer –c’était la première fois qu’on lui disait qu’on avait besoin de lui, la première fois. Et pourquoi ? Pour être la brebis galeuse d’un troupeau trop propre, le sujet d’une énième expérience sociale visant à prouver aux populations confortables que même les cas perdus comme lui pouvaient devenir des citoyens modèles avec rigueur et fausses larmes pour la caméra ?
Il voulait lui rire au nez –ou lui coller un nouveau coup, tiens.

Mais les vrais arguments arrivèrent ensuite, l’argent, et il ne fallait pas être bien intelligent pour comprendre que s’il se refusait d’être le défi personnel du grand Phoenix, il pouvait probablement s’asseoir sur le poste, sur le salaire, et sur les promesses d’oubli que cet argent lui permettrait de s’offrir.
Son cerveau malade voyait beaucoup plus d’intérêt en ces promesses qu’en la sauvegarde de ses principes et de sa dignité.

« Alors, avons-nous un accord ? »

De toute façon, rien ne finit par durer, alors autant empocher tout ce que tu peux jusqu’à l’ultime connerie qui les poussera à te virer.

« Tu sais pas dans quoi tu mets les pieds, tu sais ? il ne s’empêcha néanmoins pas de répondre, comme un dernier avertissement qui hurlait de ne pas s’occuper de lui, de le laisser dans sa misère pour y claquer une bonne fois pour toute. Si t’arrives pas à faire de moi le Super que tu attends tu feras quoi ? T’auras bien l’air con. »

Mais il n’y avait pas de concession à faire, il le lisait dans ses yeux, Ronan. C’était accepter ou repartir, et il avait déjà fait son choix.

« Ça marche. »

Et peut-être bien que dans le fond,
il acceptait pour qu’on le sauve de l’enfer où il avait creusé son trou.

— TROIS ANS PLUS TÔT —

— SIX MOIS PLUS TARD —

« Crimson. »

Peu importe comment il le prononçait en s’observant sous toutes les coutures devant le miroir, dans son costume tout neuf, Ronan peinait encore à s’identifier à cette identité façonnée de toute pièce par X-TREM Factory. Il n’arrivait pas à se dire que les gens allaient l’appeler par ce nom, et qu’il allait devoir y répondre comme si c’était le sien. Une drôle de sensation s’agitait en lui –le trac, très certainement– et son cœur s’emballa un peu plus quand la voiture qui l’emmenait sur le lieu du tournage du jour s’arrêta enfin à destination.
L’oreillette connectée qu’on lui avait refilé plus tôt se mit à grésiller.

« C'est jour de baptême, Crimson. J'espère que t'es aussi excité que moi.
— Ouais, ouais, va pas tâcher ton froc non plus, Phoenix, il grommela en tentant de voir ce qu’il se passait dehors à travers la vitre teintée du véhicule. 
— C'est un sauvetage, pigé ? Tu neutralises le ravisseur et tu libères les otages. Pas de bêtises.
— J’avais déjà compris les deux premières fois, merci !
— Ça commence. Rends papa fier.
— Putain de merde. »

La portière s’ouvrit sur la rue que Ronan identifia comme étant adjacente au bâtiment assailli. Se répétant la démarche qu’il avait révisé toute la semaine passée, il activa son pouvoir qui lui permit de repérer les ennemis à l’ouïe, à la vue, à l’odorat et même au goût de l’air et aux vibrations qu’il sentait contre les murs. Discrètement, il se fit une entrée par l’arrière de la banque via le système d’aération après avoir dévissé manuellement les vis qui maintenaient la grille en place, à l’aide d’un morceau de métal qui lui servait entre autres à crocheter tout ce qu’il pouvait.

« Je suis dedans, fit-il à voix basse dans l'oreillette, c’est droite, droite gauche et puis tout droit c’est ça ? »

Il ne savait pas s’il devait mettre ses battements de cœur sur le compte du trac, de l’adrénaline, ou encore de l’excitation de mettre enfin des efforts dans quelque chose d’autre que de se mettre minable pour ne plus rien ressentir.