Les dix-sept appels manqués de Roxane présageaient une très mauvaise augure. Mais si l'après-midi avait été à refaire, Nina n'aurait rien changé.

Ni le fait d'avoir menti à sa mère quand elle lui avait promis qu'elle arriverait à l'heure pour le tournage qui devait avoir lieu en fin d'après-midi, ni le fait qu'elle avait laissé tomber ses obligations professionnelles pour faire des gaufres avec Hannah et Roman Wright.

Cette famille était son échappatoire -son petit moment d'évasion juste avant de replonger dans la réalité qui était parfois difficile à supporter. Des instants pour goûter à la normalité qu'elle n'avait jamais connue, dans l'intimité d'une cuisine et d'un salon minuscules qui dégageaient tant d'amour qu'elle en oubliait qu'elle n'en faisait pas partie.

Et elle s'en était allée à la hâte -avait à peine dit "au revoir", simplement agité les bras avant de s'engouffrer dans son taxi. Elle s'en était voulue après, un peu trop tard peut-être, alors elle avait appelé Roman sans réfléchir -sa voix dans le combiné, plus grave, avait déclenché les papillons dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. Nina s'était confondue en excuses et il l'avait rassurée en lui passant sa petite sœur -c'est pas grave tu reviendras hein Nina ?- et la conversation de cinq minutes lui avait fait louper un appel de sa sœur.
Le dix-huitième.

Mais qu'est ce qu'elle s'en fichait, Nina, de mettre sa fratrie en attente quand elle avait passée une après-midi comme celle-là. Elle appuya spontanément sur l'icône "D.", avant de se rappeler qu'elle et sa meilleure amie s'étaient disputées il y avait de cela quelques jours.
Vint alors la frustration de ne pouvoir se confier à personne.
Car à qui pouvait-elle bien parler si sa meilleure amie n'était pas là pour l'écouter ?
On se demandait bien à qui, hein Nina ?

« Tu es en retard. »

La concernée leva les yeux au ciel. Elle se débarrassa des vêtements qui lui tenaient chaud et attendit que sa sœur ne lui parle -comme elles le faisaient d'habitude- mais Roxane ne fit rien. Alors Nina resta plantée là, jusqu'à ce que son aînée ne daigne enfin lever les yeux de son écran pour lui faire face.

« C'est à ton tour. Dépêche, le tournage aurait dû commencer il y a maintenant un bon quart d'heure. Et je n'ai pas que ça à faire.
— Ça va, c'est bon ! râla-t-elle. Arrête de te prendre pour Momma tu me soûles quand tu fais ça. »

Nina s'installa à son siège et laissa le personnel -bien plus angoissé à l'idée de se faire reprendre par Roxane que ne l'était Nina- s'activer autour d'elle pour rattraper le retard qu'elle leur avait fait prendre.

Irritée par le fait que sa grande soeur ne lui accorde pas plus d'attention que l'écran de son smartphone, Nina se montrait insupportable. C'était sa façon à elle de se faire remarquer -mais elle était loin d'être la meilleure. Alors elle se leva de son siège, assura le personnel qu'elle pouvait se préparer toute seule, et attrapa la brosse pour demmêler elle-même ses cheveux.

« Puis c'est pas comme si t'avais mieux à faire, entre nous. »

Elle reposa le petit objet sur la maquilleuse avant de se lever et partir vers le salon -où le tournage était supposé commencer.

Nina alla se servir un verre d'eau directement sur leur frigo américain, en attendant que Roxane ne rentre dans la pièce pour que la mascarade ne commence. Puis elle alla s'installer à sa place habituelle sur le canapé, les jambes nonchalamment repliées sur l'accoudoir en cuir. Des soeurs Van der Rohe, Nina était réputée pour être la plus "naturelle" -comme si le mot pouvait encore être utilisé pour les qualifier- alors elle s'en tenait toujours à ce rôle, quitte à parfois l'exagérer.

« Je comprends pas où tu veux en venir. Tu peux être plus explicite ? »

Elle avait ses énormes yeux rivés sur son aînée, sourcils arqués feignant l'incompréhension si bien qu'on aurait presque pu y croire. Si seulement il n'y avait pas autant d'insolence dans son ton.

« Faut pas m'en vouloir. Toi et Momma, vous me reprochez tellement de choses en ce moment que je sais plus de quoi on parle, à force. »

Elle ne parlait de famille que lorsque ça l'arrangeait, Roxane. C'était peut-être ça qui énervait Nina, elle qui aimait être au centre de l'attention de ses proches et pas seulement quand ils le voulaient.

« C'est moi, la gamine ? Il y en a qu'une seule qui est en train de slut-shame l'autre ici et c'est définitivement pas moi. »

Ce n'était pas la première fois que les soeurs Van der Rohe abordaient le sujet des fréquentations de Nina, mais jusque maintenant elle ne s'en était jamais offusquée.

Mais il y avait des jours comme ça, où l'accumulation de petits malheurs faisait qu'elle était irritable -et celui-ci en faisait partie.
Et ce qui l'énervait encore plus, c'était qu'à la fin de la journée elle n'aurait personne à qui en parler ; parce que c'était aussi comme ça, quand on s'engueulait avec toutes celles qui comptaient vraiment.

Nina voulait être celle qui prenait les choses avec légèreté -que les critiques et les reproches n'atteignaient pas.
Mais Nina avait également hérité du tempérament de leur mère -et si cette dernière savait en faire bon usage, ce n'était pas le cas de sa fille.

Tu manques d'expérience, Christiana.

« Ma vaffanculo, Roxane ! »

Elle sentit les caméras se braquer sur elle ; et regretta de s'être laissée emporter devant des témoins. Nina prit une grande inspiration et réalisa qu'il était maintenant trop tard pour reculer. Si elle avait commencé, il fallait qu'elle termine.

« Pourquoi tu te sens toujours obligée de me faire la morale ? Et arrête avec ce ton condescendant, ça m'agace. »

Nina était toujours la première à hausser le ton, peu importe la situation, qu'elle soit en tort ou qu'elle ait raison. Les médias aimaient mettre ça sur le compte du "sang italien" bien qu'elle ait parfaitement conscience que cela n'avait rien à voir.

« Tu fais comme si t'étais exemplaire mais c'est juste que t'es frustrée ! Depuis que l'autre gros con t'a larguée on dirait presque que t'es jalouse. »

Si tu savais, Roxane, que pour une fois j'aimerais ne pas avoir de telles préoccupations, comme tu les appelle.
Ces briseurs du coeur qui savent pas ce qu'ils veulent.

Elle pinça les lèvres, consciente qu'elle venait de lâcher une bombe en touchant délibérément un point encore sensible malgré ses efforts pour faire comme si elle était passée à autre chose.

Au fond, malgré la colère, Nina s'en voulut d'avoir fait ça.
Mais maintenant qu'elle était lancée, elle n'avait pas le droit de s'arrêter. C'était la seule règle.