the imaginary emptiness of his soul will one day be filled.
Histoire
Ҩ 2 a n s . ((L i m e r i c k ; I r l a n d e)) Le gamin est silencieux ; aucun mot prononcé, peu de bruit. Les parents s’inquiètent, Ciaran les interroge en regards et questions innocents.
Le gamin est silencieux, longtemps ; un jour il ne parle pas. Le lendemain, il éclate en phrases complètes et complexes, il aligne les mots et les virgules, jauge les silences de façon trop mature pour son âge. Son vocabulaire ; décadence, contretemps des années qu’il n’a pas.
Le gamin parle.
Ҩ 5 a n s . ((L i m e r i c k ; I r l a n d e)) Il a le regard trop fixe, le regard profond ; le regard qui scrute et met à nu. Les yeux se plissent, sous la lumière ou les réflexions, la peau frissonne contre les vêtements qui frôlent de trop près l’épiderme. Lorsque Ciaran monte le volume sur son ordinateur, le visage du gamin imprime des grimaces, il cille, il s’éloigne.
Il s’amuse d’un rien ; l’autre jour, c’était un crayon abandonné là par papa, ce fut un cheval, puis une épée, une baguette magique puis une loupe. L’imagination en expansion, le monde distordu, modulable comme il l’entend — l’infini pour seule limite, le gamin n’en voit pas la fin.
Pour son anniversaire, c’est le cirque qui s’est installé en ville ; il s’amuse puis doute, vacille, se renferme.
«
Maman, c’est triste un animal en cage ; maman, c’est triste un animal esclave. »
Pour lui changer les idées, maman veut lui offrir un souvenir, elle lui montre les porte-clefs, les balles de jonglage, les nez rouges ; le gamin s’obstine et s’enferme encore, s’enferme en lui-même, regard triste, regard vague.
«
Maman, c’est triste les souvenirs, c’est triste parce que c’est passé, c’est terminé. »
On ferme les yeux, on ne voit pas ; Ciaran a bientôt dix ans, papa dit qu’il sera chirurgien comme lui, maman dit qu’il préfèrera peut-être la brigade comme elle. Il y a tant de projets, tant d’avenirs incompris dans ce petit corps de même pas dix ans, que le gamin n’existe pas vraiment — gamin bizarre, gamin sans amis, gamin bulle.
Gamin échec.
Ҩ 8 a n s . ((D u b l i n ; I r l a n d e)) Madame Weiss est la première à parler ; un jour elle dit précoce, un jour elle dit surdoué, peut-être, il faudrait voir, il faudrait savoir, vous savez, elle dit prise en charge, elle dit parcours adapté.
Le gamin ne comprend pas : il pense
changer.
Batterie de tests ; du dialogue et de la logique, il prend le jeu au sérieux sans saisir ce que l’on attend de lui, vivacité d’esprit décalée, doué mais autrement, système de pensée à cheval sur deux métronomes. Les idées en toiles d’araignée, le verdict ne tarde pas à tomber.
Le gamin est un
gamin-zèbre.Ҩ 1 0 a n s . ((D u b l i n ; I r l a n d e)) L'assemblée d’un mariage — d’elle et de lui, n’a jamais entendu le nom — il disparaît, s’éloigne quand la foule l’oppresse, comme un poids sur la poitrine et trop d’intérêts qui lui tordent les tripes — les vagues d’émotions contradictoires explosent entre ses côtes, comme une grenade en plein cœur.
Cheveux grisonnants et rides au bord des yeux, il le fixe sans ciller, la main sur un appareil de la vieille école aux clichés sépia. Le gamin l’observe quand il travaille ; quand l’autre l’incite à déguerpir, il plonge son regard dans celui de l’adulte — le photographe éclate d’un rire mauvais.
«
Cherche pas, tu devras user d’autres moyens pour m’attendrir que ton don de pacotille, demi-portion. »
Vaincu, il s’enfuit ; à demi-vainqueur,
une carte de visite entre les mains.
Ҩ 1 2 a n s . ((D u b l i n ; I r l a n d e)) Le gamin fixe d’un oeil éteint ses parents qui se disputent au dessus de la table de la cuisine ; le dîner refroidit et personne n’y a touché. Les reproches fusent,
c’est de ta faute s’il n’est pas là, c’est toi son père, montre-lui l’exemple, son père travaille, sa mère qui sait si bien parler et qui ne fait rien de ses journées pourrait au moins garder un oeil sur lui, c’est à moi maintenant de faire l’éducation seule, tu l’as voulu aussi, assume-le, et puis l’autre avec son appareil moisi qui se prend pour un futur photographe de renom, qu’est-ce que tu fous de tes fils bordel.
Ça bouillonne à l’intérieur, il sent la colère, la rage sourde, celle qui enfle, celle qui a tué l’amour à la maison ; il sent les larmes aussi, celles qui roulent sur ses joues sans plus qu’il ne les sente — celles qui se propagent et se diffusent chez ceux à qui elles n'appartiennent pas, parce qu'il perd le contrôle qu'il n'a jamais eu.
Le silence qui suit, il le connaît : les larmes de sa mère, le teint livide de son père. Tous les deux s’observent sans plus un son, puis l’observent lui, comme un coupable, perdus, désespérés ; brebis égarées.
«
Moi, j’aurais réussi. »
Il balaie les larmes de ses joues d’un revers de la main, poing serré, il quitte la table et s’enferme dans sa chambre. Dans sa tête, envie, vide et jalousie, d’hier à aujourd’hui rien n’a changé. Il a sauté une classe, puis une deuxième, premier diplôme en main ; pourtant c’est le même refrain et pire encore : il se sent fils de sa psychologue et Ciaran celui de ses parents, il se sent digne des espoirs quand Ciaran les brise un à un.
Il crie, il hurle et frappe dans les murs quand il est là,
laissez-moi faire ma vie, moyen en cours, moyen dans ses manières, moyen dans ses mots, moyen dans son existence ; le gamin frapperait volontiers, le gamin frapperait fort, une seconde le gamin imagine une vie sans son frère — une seconde, rien qu’une seconde, et la culpabilité l’envahit.
C’est en pleurant qu’il s’assoupit, aux alentours de minuit.
Ҩ 1 4 a n s . ((O c e a n s i d e ; U S A)) L’Irlande lui manque ; les plaines, les falaises et le calme, le vide, le ciel, les étoiles dans la nuit ; ici tout est trop vif, trop rapide, tout est trop lumineux et la ville ne s’éteint jamais — il observe les pellicules colorées en saturation négative, et
chez soi lui paraît encore plus beau que dans ses plus frais souvenirs.
Reconstruire la famille, le gamin a le mal du pays.
Il loupe un semestre, retard rattrapé sans difficulté. Le niveau est différent, ici, la façon de faire diffère, il s’y fait au fil des semaines. Le gamin-zèbre explore et découvre, dans le monde des grands se fond, dans l’ombre de ses pairs évolue — de l’autre côté Ciaran fume entre deux cours, l’université déjà bâclée, les bourses dans les bouteilles d’alcool claquées. De mauvaises rencontres en mauvais échanges, il sombre, il s’enfonce — le gamin, lui, essaie de briller.
Un soir, encore ; un soir au milieu d’autres, Ciaran ne revient pas — on ne crie même plus, on s’efface, on disparaît. Son père s’est enfermé dans son bureau, et sa mère pleure dans la cuisine sans un bruit. Le gamin observe les heures qui filent et défilent — jamais, ce soir-là on ne l’appelle pour dîner —, les heures puis les jours — le soleil se meurt trois fois.
C’est un cliquetis dans la nuit, et les grincements du plancher, ceux du lit quand il s’asseoit au rebord, c’est la main pressante, et la voix haletante, les hoquets en travers de la gorge — deux prunelles identiques et perdues, l’esprit là où l’âme est morte et déjà froide.
Pour la première fois, Ciaran parle à coeur ouvert — dans l’obscurité de la chambre, dans le secret des parents ; c’est qu’il admire son frère, ce gamin plein de talent,
c’est aussi qu’il a besoin d’une force qui n’est pas la sienne, ce soir.
Puis c’est un choix — se taire ou parler
changer la donne, s’en tirer à deux
s’en sortir seul et le condamner.
Le gamin se laisse avoir — au mauvais jeu de la rancoeur, des hostilités de toujours par l’esprit fabulées.
Le gamin se laisse berner — le gamin a parlé.
Au parloir, sa mère a hurlé.Ҩ 1 5 a n s . ((O c e a n s i d e ; U S A)) C’est un hasard ; un livre qui tombe d’une étagère et le marque-page qui glisse — carton aux couleurs ternies, lettres difficilement lisible tant les contrastes se confondent. Le gamin déchiffre, les sourcils froncés ; bientôt, les souvenirs l’envahissent — il se souvient, le rire rauque et le regard perçant, l’immunité de l’homme, il se rappelle, il se souvient, une main sur son appareil déglingué.
Ces braises encore chaudes à l’instant soufflées
ce rêve avorté tout à coup ravivé.
Ҩ 1 7 a n s . ((A s t r o p h e l C i t y ; U S A)) Les années passées, entre-deux cotonneux qu’il croit presque se dissiper — façon rêve troublé dont les restes fugaces s’attardent en souvenirs brefs que plus rien ne lie les uns aux autres.
Il se souvient le procès, les questions — trop de fois au tribunal, il ne se rappelle plus ; il y a eu Ciaran, et puis ses parents — peut-être était-ce en même temps. On a défendu l'homme qui avait admis la faute ;
à quoi bon ? il s'était demandé en cillant.
Le dernier jour, la dernière fois, il y a eu le silence dans la salle, et le frisson ; le coup sec qu'on donne contre le bois déjà abîmé — ç'a résonné contre les murs et dans tout son être.
Coupable. Sa mère s'est effondrée — Ciaran aussi ; il le revoit défaillir, plier, les jointures blanchies contre la barre quand il a posé le genou à terre.
Lui se tenait là, gamin éclopé, dressé au milieu des cendres d’une famille déchirée — il avait voulu la fierté, n’avait causé que le déclin ; la ruine de ce qu’il désirait préserver.
Les études au second plan — la dernière classe redoublée, le diplôme pourtant assuré, à seize ans finalement décroché.
De nouveau, changer d’endroit, se faire oublier ; une mère qui se sentait démunie, dépossédée de ses deux fils, et lui, gamin qu’on traînait contre son gré, gamin qui n’avait plus les mots, gamin honteux, gamin fielleux, gamin coupable, gamin colère.
Et c’est lui qui se perd, et c’est lui qui s’oublie — lui qui s’efface et s’effondre, gamin voulait briller ; gamin goûte à l’obscurité. Dans les rues les poings, dans les sous-sols le sang, l’argent sale, l’argent facile,
Maddox, l’adrénaline et puis les coups, et puis les bleus, et puis les plaies — les cris quand il rentrait, et gamin dans les yeux de sa mère enfin existait. Dans les allées les mauvaises frappes, et la clope, et les dérives — celles que son frère a connues, celles qu’il n’a jamais approchées,
du contraire auprès d’elle il s’est vanté.
Une lèvre fendue, l’université, entre deux cours de biologie et d’anatomie humaine s’évade, s’échappe, dans l’embrasure d’une porte vitrée se glisse, l’adresse inscrite le matin même sur son poignet.
Et le regard est familier, il se sait reconnu — les traits n’ont pas changé, rien qu’un peu vieilli.
Dans le regard du gamin, l’homme lit une détermination nouvelle, une force brute et sauvage, tamisée — il fait partie de ceux qui ont souffert et perdu, lui aussi.
«
T’es en retard de six ans, demi-portion. »
Un rictus conclut l’accord silencieux
et à seize ans le Rêve devient Secret
à seize ans le Rêve devient Concret.
Ҩ 2 1 a n s . ((A s t r o p h e l C i t y ; U S A)) Depuis longtemps la porte claquée — ses bouquins, ses albums et ses appareils sous le bras, entassés dans des cartons qu’il transporte une nouvelle fois. Clefs rendues, résidence étudiante laissée dans son dos, ce sont d’autres au creux de sa main,
home sweet home, son chez soi pour de bon au coeur de Saten ; un emploi à la rentrée, une colocataire dans la foulée — son rêve en apprentissage pour bonne mesure.
L’an passé diplômé — de quatre ans de médecine, prouver qu’il était capable. A sa mère dépassée, à son paternel absent. Il clôt son dossier d’étudiant — Keir l’a pris sous son aile, l’Ecossais émigré, le photographe renommé des coins anglophones ; croisé au détour du hasard, du destin et des synchronicités sur ses belles terres d’Irlande, puis dans les rues folles des Etats-Unis.
«
T’as du talent, demi-portion. Manque plus qu'à t'endurcir les tripes ; j'entraîne pas les chialeuses. »
Les rires ténus — complicité à peine dissimulée.
Son salut — sa promesse.
La reconnaissance — d’exister enfin comme il l’entendait.