J'ai été naïve de croire en commençant l'internat que le service des urgences allait m'éviter une vie d'ennui professionnel. Contrairement à ce que l'on peut croire, il existe dans ce métier une routine dans laquelle je me suis installée malgré moi.

Et il se trouve que j'ai plus de mal à en sortir que je ne l'aurai jamais imaginé.

Depuis un mois, j'ai été affectée au service de jour et la redondance des situation commence déjà à me taper sur le système. On imagine pas le nombre de gens qui se coincent des trucs dans le derrière "juste pour essayer" et qui le regrettent une fois le rideau tiré.

« Mais au moins tu finis tôt, Anya. »
« Arrête de te plaindre, déjà tu peux faire des vraies nuits, Anya. »
Et qui t'as dit que j'en voulais de ça, trou du cul ?

Cette expérience m'aura au moins appris une chose.
Ma vie sociale tend vers le néant et je n'ai aucune idée de ce que je peux faire pour arrêter cette chute libre.
Enfin, autre chose que boire un verre après le taff avec les collègues, par pitié.

« Hey, Anya ! Tiens, voilà l'autre forceur. On va boire un verre avec les autres, tu viens ?
— Euh, j'ai pas encore fini mon service et-
— Allez, tu travailles trop ça te fera pas de mal... »

Je force mon cerveau à trouver la meilleure excuse pour décliner l'offre, mais il est à peine 5:00PM et je suis trop seule dernièrement pour prétexter que j'ai autre chose à faire.

Et mon bipeur sonne à ce moment. Je retiens un cri de joie.
Merci Dieu, même si t'existes pas.

« Ah, j'ai un patient qui vient d'arriver ! On voit ça plus tard ? »

Sans attendre, je lui passe devant et trottine jusqu'à mon service. En chemin, je réfléchis à ce qui a bien pu se passer puisque ce nouveau cas n'était pas sur ma liste deux minutes auparavant. J'attrape le dossier qu'on m'a laissé, et l'intitulé m'arrache un sourire.


Je retire ce que j'ai dit, pas merci à toi Dieu.
Merci à mon ange gardien.
Celui qui est soigneur animalier et qui a des yeux de labrador.

Je tire le rideau et le retrouve là, assis sagement sur son lit d'hôpital.

« Je peux t'embrasser ? »

Il me faut quelques secondes pour réaliser l’ambiguïté de ma requête, placée hors contexte.

« Tu me sauves d'une soirée qui s'annonçait horrible. Merci de t'être fait bouffer le bras. »

Il a toujours eu un sourire contagieux, Min-Soo. Et ça suffit à m'en arracher un, évidemment, parce que je reste faible devant les gens comme lui -les optimistes, les bienheureux, tous ceux qui me manquent un peu dans la vie. À cause de lui, des images douteuses commencent à danser dans ma tête et m'arrachent une grimace dégoûtée. Je regarde Min-Soo, puis je lève les yeux au ciel.

« Pff. T'es bête. »

Malgré tout, je n'arrive pas à me retenir de rire.
Je laisse traîner mes yeux sur la compresse imbibée de sang qu'il appuie fermement contre son bras, tout comme on lui avait appris au bout de la troisième fois qu'on l'avait retrouvé dans une situation similaire.

« C'est quoi, cette fois ? Tu as entendu du bruit et t'as tendu le bras alors qu'il y avait des lions derrière la cage ?
— On a reçu deux bébés tigres du Bengale orphelins à élever jusqu’à ce qu’ils soient assez grands pour aller vivre au parc national de Chitwan au Népal... »

Je n'y connais rien, à ce milieu dans lequel il évolue, mais il a une façon de raconter les choses qui me donnerait presque envie de tout plaquer pour monter une réserve en Afrique. Ou traquer des braconniers pour leurs arracher les dents et les ongles.
J'attrape une paire de gants jetables que j'enfile pendant qu'il termine son récit.

« ... ça m’apprendra pour la prochaine fois, haha !
— Tu dis ça à chaque fois ! je m'exclame, hilare. Si tu continues je vais croire que tu fais exprès. Donne-moi ton bras. »

Il s'exécute et je m'approche pour retirer le coton et découvrir la vilaine plaie tout fraîche qui se cache en-dessous. Je tend le bras vers le plateau pour saisir une nouvelle compresse stérile que je tamponne sur la plaie ouverte pour retirer le sang qui s'en écoule, et dessine mentalement les douze points de suture qu'il va falloir faire pour lui permettre de quitter le service.

« Hmmm... parce que je suis une grosse asociale et que j'en peux plus de voir leurs sales têtes toute la journée ? »

Je ne me tourne vers lui qu'une fois l'aiguille en main, et esquisse un sourire amusé lorsque je comprends que j'ai peut-être été un peu trop honnête.

« Non, je plaisante. À moitié, seulement. C'est juste que j'ai passé toute la journée à l'hosto et j'ai pas vraiment envie de passer encore trois heures à me moquer des cas sociaux qui trouvent le moyen de se faire bouffer le bras par une tigresse alors que la semaine vient tout juste de commencer. »

Un sourire, pour détendre l'atmosphère, puis je tends vers Min-Soo une compresse imbibée de désinfectant.

« Serre les dents ça va piquer. »

Les muscles de son bras se tendent lorsque j'applique le coton sur la morsure, mais il ne bronche pas plus que ça alors j'en profite pour enfoncer l'aiguille dans sa peau et commencer mon travail.
Dix minutes plus tard, je nettoie à nouveau la plaie et applique un bandage tout neuf par dessus les points de suture et libère mon patient -celui qu'on m'a attitré, depuis son troisième passage ici, quelques mois auparavant.

« Tu changes le bandage tous les jours, sans oublier de désinfecter. Pendant trois semaines, après ça devrait aller mieux. Tu veux des anti-douleur ou ça ira ? »

Je sors un papier du tiroir et rédige une ordonnance en quelques secondes, avant de la tendre à Min-Soo. Et je ne peux m'empêcher de sourire quand je me rappelle comment il répond à mon cynisme -toujours avec le sourire, sans jamais me juger.
Lorsqu'il me propose de rencontrer la raison pour laquelle je l'ai si souvent vu dans mon service, je laisse échapper un rire.

« Ce serait avec plaisir. Je les remercierai de me garantir un job. »

Puis je m'absente un moment, les yeux rivés sur le plafond sans vraiment le voir, comme chaque fois que je me mets à réfléchir. Je compte les jours imaginaires qui s'affichent entre les spots, et finit par reporter mon attention sur mon patient.

« Je fais le service de nuit tous les jours de la dernière semaine de ce mois. Ça veut dire que je suis dispo cette semaine-là. »

J'ajoute que ce sera aussi le cas trois semaines plus tard, au cas où le timing soit un peu serré pour prévoir. Puis un léger silence s'installe, que je décide de briser.

« Ça me fait plaisir de te voir, en tout cas. »

Comme chaque fois que je le trouve sur un des lits du service d'urgence, cela suffit à égayer ma journée. Et je regrette un peu qu'il ne se soit pas fait croquer plus tôt, car cela m'aurait évité d'être si désagréable avec tout le monde cet après-midi.

« Mon service est terminé ! Je m'exclame, lorsque je réalise qu'il était le dernier nom sur ma liste. Je peux t'inviter à dîner ? »

Je désigne son bandage tout frais d'un geste de la main, comme pour justifier cette proposition sortie de nulle-part.

« Tu feras pas grand chose des prochaines quarante-huit heures, avec ça. »

Et quel genre de médecin je ferais si je laissais mon patient rentrer chez lui et mourir de faim ?

Je lève les yeux au ciel mais ne peux empêcher les commissures de mes lèvres -ces traîtresses- se redresser légèrement à mesure qu'il parle.

Je remballe les ustensiles qui m'ont servi et les balance dans le bac destiné à la stérilisation, tout en écoutant Min-Soo. Pendant un court instant, j'appréhende sa réaction, et commence presque à regretter d'avoir fait une telle proposition. Mais rapidement, le doute se dissipe et même si mon plan tombe à l'eau, les choses se passent relativement comme je les ai prévues et d'une façon ou d'une autre, c'est rassurant.

« Pas tout à fait la soirée que j'avais imaginée... »

Je me tourne vers lui pour lui faire comprendre que je ne le prends pas mal.

« Mais ça fera l'affaire. Faisons ça. »

Je lui ouvre la porte, pour lui indiquer qu'il est temps pour lui de partir. La procédure habituelle quand je renvoie mes patients chez eux. J'attends qu'il n'arrive à ma hauteur pour lui tendre la main.

« Faites attention sur la route, Mr Jeong. »

On échange une poignée de main tout à fait cordiale, si on en oublie les sourires qu'on s'échange.

« Je te retrouve dans le hall dans dix minutes ? »


Ce que nous a appris l'internat, c'est sans aucun doute l'efficacité.
Ainsi, j'arrive à respecter le temps que je me suis imposé pour prendre une douche et échanger ma blouse et mon uniforme pour les vêtements de ville laissés en vrac dans mon casier ce matin.

Je me recoiffe en vitesse devant le miroir de la salle commune et ignore les regards des quelques collègues présents lorsque j'ajoute une touche de mascara et de blush au look que j'avais en arrivant. Au moment de ranger mon matériel, je tombe sur le tube de rouge à lèvres carmin -le seul de ma trousse de maquillage soit dit en passant. Après une miliseconde d'hésitation, je secoue la tête et le remet à sa place.

« Ah, tu viens avec nous finalement, Anya ?
— Non, j'ai déjà des plans. Une autre fois ? »

Sans même attendre sa réponse, j'enfile ma veste et balance mon sac sur mon épaule avant de trottiner vers la sortie.
En bonne américaine de souche, je choisis l'ascenseur avant même de songer prendre les escaliers -le service est au premier étage, on abuse un peu quand même- et une fois arrivée, je traverse rapidement le hall pour finalement constater que Min-Soo est déjà dehors.
Je ne vais pas le blâmer, c'est jamais très confortable d'attendre dans un hôpital.

« Hey, on peut y aller. »

On s'engage sur le parvis -jamais compris pourquoi on avait tant dramatisé la séquence d'entrée de cet hôpital- et je fouille dans mon sac à la recherche de mes clés de voiture.
Avant de me rappeler que ça fait trois ans que j'ai vendu la mienne après une crise qui m'a fait prendre conscience que ce n'était pas bon pour la planète et que je lui devais bien ça, de prendre les transports pour aller au travail.

« J'ai pas ma voiture, je m'exclame en m'arrêtant. Tu habites loin ? On peut prendre un taxi sinon. »

Moi c'est Anya, eco-friendly quand ça l'arrange.

Il y a quelque chose d'apaisant autour de Min-Soo. Pas spécialement rassurant comme ça avait pu l'être dans le passé avec Steve -la pensée m'assombrit l'espace d'un instant, mais il est trop occupé à essayer de déverrouiller la porte pour le remarquer.

« Pas que je sache... »

Je me fige, incapable de faire le moindre geste, ni le moindre bruit quand une énorme boule de poils surgit depuis l'appartement pour fondre sur Min-Soo. Je finis par porter les mains à ma bouche pour m'empêcher de hurler -comme j'ai appris à le faire, petite, quand les flics envoyaient les chiens sur nous et qu'il ne fallait pas les alerter de notre présence.

Profitant du fait qu'il soit occupé, j'essayer de retrouver une certaine contenance. Et si je ne parviens pas encore à effacer la peur évidente qui se lit dans mon regard, j'arrive à m'empêcher de trembler -et c'est déjà un bon début.

« Anya, Soju, Soju, Anya. Il est gros et intimidant mais c’est une vraie crème je t’assure ! »

J'esquisse un sourire comme je peux, mais je reste incapable de faire ne serait-ce qu'un pas dans la direction de Soju. Je prends une grande inspiration et je me pince le bras dans une tentative désespérée de réagir.

« Je... je veux bien boire quelque chose, s'il te plaît. »

Je peine à déglutir et les contourne pour presque courir me réfugier à l'intérieur. Par politesse, je ne m'avance pas plus loin que la séquence d'entrée, et attend que Min-Soo ne rentre à son tour. Lorsqu'il enlève machinalement ses chaussures, je fais de même et les range dans le même coin que lui.

« Ça fait longtemps que t'es installé ici ? »

Il y a peu de choses dans son appartement -ou alors c'est beaucoup trop bien rangé pour quelqu'un d'aussi bordélique que moi.