Elle se rappelait encore comme si c’était hier de leur première rencontre.
C’était à l’une de ces soirées comme on en voit des dizaines à Hiawatha, le genre qu’on prévoit entre amis mais qui finissent inéluctablement en véritable raves auxquelles n’importe qui peut s’incruster. Elle avait pu y participer parce qu’elle était la protégée de Saul, et que tout le monde aime Saul, alors il était invité de partout.
Si elle avait su ce qui l’y attendait, peut-être qu’elle aurait préféré passer sa soirée dans sa chambre à l’orphelinat pour une fois.
L’amour, le crush, le coup de foudre. C’étaient des mots bien trop forts encore pour décrire ce qu’elle avait ressenti quand on l’a présenté au King –ça l’avait fait ricaner ce surnom d’ailleurs, elle trouvait qu’Elvis était le seul digne de le porter. Pourtant, il avait tout d’un roi, Noah, ce soir là, entouré de sa cour de suivants qui lui bouffaient dans la main et buvaient ses paroles comme si c’était de l’eau bénite. Et bon sang, ça s’est fracassé dans son ventre quand elle a croisé son regard d’encre ; ça a fait “bong!” dans son coeur, ça a résonné dans tout son être, et ça l’a presque fait vacillé quand un instant, une seconde à peine, elle avait cru se perdre dans le puit sans fond de ses iris d’obsidienne.
C’était qu’elle n’avait jamais vraiment rencontré de type de son envergure avant. Jamais elle n’avait ressenti cette étincelle d’intérêt, cette envie de dévorer l’autre du regard et cette appréhension de l’inconnu qui l’avait ébranlée de toute part –dans le bon comme dans le mauvais sens du terme.
Elle avait à peine quinze ans à l’époque.
Il en avait dix-huit. C’était presque couru d’avance.

Elles avaient été nombreuses les groupies, les jalouses, ces filles qui l’avaient détestée dès qu’elles avaient perçu la lueur d’intérêt dans l’oeil de Noah quand elle était là. Et elles avaient été nombreuses aussi les anciennes, celles qui avaient déjà eu l’occasion d’être intimes avec lui et qui l’avaient regardée comme on regarde avec un mélange de mépris et de pitié un petit poisson qu’on jette sans vergogne dans le banc de requins. Il va te briser le coeur Trésor, qu’est-ce que tu espères ? On l’avait prévenue. Elle aurait du écouter.
Mais malgré tous les signes avant-coureurs, les avertissements, et les mises en garde, elle n’avait rien écouté –rien à part lui et sa voix grave et chaude qui la faisait frissonner chaque fois qu’elle s’élevait ; frissons de désir, frissons de peur. C’est vrai qu’il lui avait toujours un peu fait peur au fond. Pourtant, elle était persuadée de l’avoir vu dans son regard, de l’avoir senti dans ses caresses et de l’avoir compris dans la la façon qu’il avait d’être incroyablement tendre avec elle parfois ; lui aussi il l’aimait non ? Lui aussi il avait le coeur qui battait plus fort quand ils étaient seuls ensemble, elle l’avait entendu, elle n’était pas folle.

Alors pourquoi tout à coup, il était devenu comme ça ?
Pourquoi, alors qu’ils vivaient désormais ensemble, qu’ils étaient enfin indépendants, et qu’ils avaient tout pour vivre une idylle digne de ces histoires d’amour dont on gave les fillettes pour les faire rêver, pourquoi était-il comme ça ?
Une boule se noua dans sa gorge alors qu’elle baissa les yeux sur ses poignets violacés, porteurs des marques de sa poigne sur elle durant “l’acte d’amour” –était-ce encore seulement un mot approprié pour leur situation, “l’amour” ?
Elle lui avait dit que ça faisait mal, mais c’était comme s’il n’avait rien entendu.
Comme s’il n’avait pas écouté.
Ou comme s’il n’en n’avait plus rien à faire de ce qu’elle pouvait ressentir, aussi.

Sa gorge se serra plus encore à cette idée et elle s’empressa de chasser d’un battement de cil les quelques larmes qui menaçaient toujours de poindre dès lors qu’elle songeait à la possibilité d’être encore abandonnée par un être aimé. Chiale pas putain, Meera, il était juste fatigué, et t’as pas parlé fort en plus, pas la peine de te faire des films il a juste pas entendu.
C’était Noah, pas Saul. Il était un peu égoïste, elle le savait. Mais c’était pas grave, non ?

« Ça te fait mal ? »

Elle sursauta brusquement et ramena instinctivement ses genoux contre sa poitrine quand la voix grave et encore endormie résonna dans la chambre encore presque vide –ils n’avaient jamais vraiment pris le temps de déballer tous les cartons depuis l'emménagement.

« Non...pas trop, biaisa-t-elle d’une voix mal assurée, n’osant pas affronter son regard qui était toujours trop perçant, trop intense, trop, tout simplement. »

Depuis quelque temps elle n’était jamais vraiment à l’aise quand ils n’étaient que tous les deux.
Ça aussi, elle aurait dû le voir venir.
Et pourtant, doucement, elle sentit la grande main de Noah se refermer sur son poignet, et ça n’avait rien avoir avec cette nuit ; c’était délicat, comme une caresse, et de son pouce il effleura la peau là où l’hématome se confondait avec le bleu de ses veines sous l’épiderme trop fin, avant d’approcher sa main de ses lèvres pour y poser un baiser qui la fit frissonner.

« Excuse-moi bébé, j’ai pas fais gaffe, il murmura contre sa peau frémissante.
— C’est rien, t’inquiète… »

Tu vois Meera j’te l’avais dit, il a pas fait gaffe.
Mais c’est ça le problème aussi non ?

Toujours aussi doucement, mais fermement, il l’attira à lui de sorte que son dos vienne se coller à son torse afin qu’il puisse l’enlacer en passant son bras au-dessus d’elle –mais de cuillère à prison, la différence lui paraissait trouble subitement.

« Tu vois Olympe aujourd’hui, non ? –elle cilla ; il n’aimait pas trop Olympe, elle l’avait senti sans qu’il n'ait eu l’impolitesse de le faire remarquer.
— Normalement oui –il soupira, et c’était un soupir du genre excédé– pourquoi ?
— Tu les vois tout le temps en ce moment, elle, ses potes… T’en as marre de moi, c’est ça ?
— Non ! Bien sûr que non, pourquoi tu dis ça ?
— J’sais pas, avant on pouvait passer des journées entières rien que tous les deux, sans personne d’autre et maintenant c’est à peine si j’peux t’avoir pour moi seul rien qu’une soirée… J’me pose la question, c’est tout. T’es sûre que tu veux que ça marche encore entre nous ?
— ...Oui –sa voix s’était faite ridiculement faible, ténue comme un souffle, alors que petit à petit elle se sentait presque écrasée par le simple poids de sa présence.
— Prouve-le alors, il fit d’un ton presque sec, avant de fourrer son nez dans son cou et d’y poser quelques baiser jusqu’à l’épaule.
— Tu veux que… j’annule pour aujourd’hui ?
— Ça serait un bon début. »

Le début de la fin.
Et pourtant, elle se défit un instant de son étreinte après un moment d’hésitation pour attraper son portable sur le coin de la table de nuit et envoyer un texto maladroit à celle qu’elle commençait à considérer comme sa meilleure amie –presque sa seule amie au féminin– pour la prévenir qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle préférait rester chez elle pour la journée. Au fond, ça lui avait fait mal de faire ça, de lui mentir, d’autant plus que l’idée de passer la journée avec elle l’avait plus qu’enthousiasmée quelques heures plus tôt.
Mais on ne discute pas les ordres du roi n’est-ce pas ?

« Je t’aime Meera, il fit alors contre son cou après avoir lu le sms envoyé par-dessus son épaule –parce qu’il avait regardé bien sûr, il la fliquait tout le temps dernièrement.
— Je t’aime aussi… »

Il va te briser le coeur, Trésor.
J’espère que t’es bien accrochée.