Désarçonné, était-il le pauvre garçon suite à sa question –à croire qu’il ne s’était pas attendu à ce qu’on lui renvoie l’ascenseur (pourtant lors d’une conversation avec un inconnu, c’est ainsi que se déroulent les choses le temps de se trouver un vrai terrain d’entente, un sujet de discussion digne de ce nom). Meera eu un petit sourire amusé et compatissant devant sa réaction, tandis que de son côté elle se sentait reprendre le contrôle de son esprit ; la gêne soudaine disparut bien vite lorsqu’elle détourna le sujet.

▬ Non… Malheureusement ? Je sais pas trop, je m'intéresse pas trop… Enfin j’ai pas trouvé quelqu’un avec qui j’aurais envie… Enfin non j’ai personne.

Un rire léger se fit son chemin entre ses lèvres.

▬ Haha, te fais pas de bile comme ça, c’est pas la mort crois-moi, fit-elle avant de boire une gorgée rapide de son cocktail, parfois le célibat c’est dix fois mieux qu’être en couple, j’peux t’assurer…

Surtout quand ton partenaire est un enfoiré de première qui finit par te tromper et te traiter comme de la merde au bout de deux ans de relation, elle songea sans en dire un mot, un prénom au bout des lèvres et une paire d’yeux obscurs dans un coin du cerveau. Et pourtant, ce serait peu dire que d’affirmer qu’elle était de celles qui ne vivaient que pour sentir leur coeur s’emballer en croisant un regard, se sentir belle et désirable dans les yeux de l’autre –probablement qu’il y avait un peu de complexe d’Oedipe caché dans tout ça (elle avait bien été abandonnée deux fois). L’affection, les choses de l’amour, elle y avait si peu eu droit plus jeune qu’elle s’en gavait à en exploser quand ça lui tombait dessus, qu’elle en donnait à tort et à travers dans l’espoir qu’on lui retourne la gentillesse (ça n’était pas pour rien qu’elle s’aliénait de sa propre volonté pour que Saul lui revienne). Parfois, on tombe sur des types biens et amoureux qui donnent au monde des couleurs plus belles. Parfois on tombe sur des connards. Jusque là elle comptait ses essais sur le bout des doigts, et puisqu’elle était toujours célibataire et qu’elle pouvait se contenter de peu tant qu’on l’aime un minimum, on pouvait facilement deviner sur quel genre de mecs elle était tombée.
Alors oui, le dans ces cas là, le célibat c’est mieux, c’est clair, mais cela n’empêchait pas l’amertume de se goûter sur son palais en disant ça, elle qui crèverait pour qu’on l’aime à jamais.

▬ Et puis bon, t’as quoi, seize ans ? dix-sept ans ? T’es encore large, ça viendra j’imagine… elle sirota la dernière gorgée glacée et ricana dans la foulée avant de lui glisser un regard en coin amusé, j’te dis ça comme si j’étais vieille alors que j’dois être à peine plus âgée que toi, haha !

Elle chassa les souvenirs acides en un battement de cils tout en jetant un oeil dans la foule des fois qu’un crâne familier refasse son apparition dans son champ de vision –en vain, tant pis. Et ce n’est que lorsqu’Iekazu ouvrit de nouveau la bouche qu’elle cru percevoir une once de malaise dans sa voix. Elle tourna la tête vers lui, légèrement penchée sur le côté et les yeux plantés droits dans les siens comme elle le faisait souvent lorsqu’elle s’inquiétait un peu pour les autres.

▬ Hum dis… Il n’est toujours pas là, j’aimerais bien l’attendre dehors, une fois ma boisson finie. Si tu veux suivre…

Un sourire étira le coin de ses lèvres.

▬ Ouais, pas de soucis !

Elle attendit donc qu’il termine son verre, paya ses consommations de la soirée et l’accompagna à l’extérieur. L’air frais de la nuit d’automne la saisi aussitôt et la fit frissonner –contraste trop brutal avec la fournaise du concert et de la foule.

▬ Comment on se les gèle ! s’exclama-t-elle en se frottant les bras –elle n’était pas vraiment habillée en cohérence avec la saison en même temps.

Meera porta la main à la poche de son jean pour en sortir un vieux paquet de tabac presque fini ainsi que le reste de son attirail à cancer du poumon (filtre, feuilles, briquet, la totale). D’un geste expert car habituée, elle roula sa cigarette en quelques secondes et en inspira une longue bouffée qu’elle prit le temps de savourer avant de souffler, puis elle alla se caler dos contre un lampadaire et entreprit de ranger son merdier à sa place –à savoir dans toutes les poches de son pantalon.

▬ Je t’en aurais bien proposé une mais quelque chose me dit que tu fumes pas, fit-elle nonchalamment en lançant une oeillade espiègle en direction d’Iekazu, sourire narquois au coin des lèvres. Alors dis-moi, de quoi t’as envie de discuter en attendant ton pote ?

Elle se laissa glisser contre le poteau pour aller s’asseoir plus confortablement sur le sol, les coudes repliés contre ses genoux et la clope au bec, les yeux fixé sur son nouveau compagnon de la soirée.

Meera tirait sur sa cigarette, les yeux levés vers Iekazu, sa veste posée sur ses épaules. Elle avait été un peu surprise qu’il la lui impose de la sorte –après tout, ils ne se connaissaient pas, c’était un peu bizarre, non ? Pour ne pas le vexer ou le mettre mal à l’aise, elle avait accepté le gilet en le posant nonchalamment sur ses épaules juste avant de se laisser glisser contre le poteau pour s’asseoir par terre –néanmoins, elle ne voulait pas avoir l’air d’envoyer de mauvais signaux en l’enfilant complètement ; simple précaution, elle connaissait assez bien les garçons pour savoir que leur façon de tirer des conclusions bancales du comportement des filles pouvait être assez tordue, et elle préférait s’en méfier. Pas qu’elle se soit persuadée qu’Iekazu ait fait ça dans l’objectif de la draguer bien sûr –il ne semblait pas être de ce genre là. Mais on ne savait jamais.

▬ Parle moi de ton groupe. Vous venez souvent ici, ou vous changez de bar fréquemment ? À moins que vous vous produisez dans d’autres endroits ? Ça fait longtemps que vous jouez ensemble ?

Un sourire étira les lèvres de la jeune fille –parler du groupe, elle adorait ça– qui prit le temps de tirer une nouvelle taffe et de laisser la fumée s’envoler au dessus de sa tête avant de répondre.

▬ On joue ici tous les samedis soirs en général –parfois ça saute quand l’un d’entre nous a un empêchement. De temps en temps ça nous arrive de jouer autre part les week-ends quand on arrive à se faire assez de pub, genre en soirée chez un pote de pote par exemple.

Nouvelle bouffée, nouveaux volutes de fumée.

▬ Le groupe va bientôt fêter ses deux ans et demi si j’me trompe pas. C’était une idée d’Olympe à la base, elle a réussit à me convaincre en premier, puis elle a ramené Rom’ –c’était plus ou moins son mec à l’époque. Ensuite y’a eu Ethan à la batterie et Leo au clavier pour finir, et le groupe est né.

Elle eut un ricanement de nostalgie en se refaisant en accéléré le film de la création du groupe dans sa tête ; c’était rien qu’une folie d’adolescents au début, mais depuis, ils avaient tous fait des progrès incroyables, assez pour espérer se faire une vraie place dans le milieu –assez pour pouvoir vivre de sa passion, et en faire vivre Saul aussi s’il ne se réveillait pas d’ici là.

▬ Me demande pas pourquoi on a choisit « Fallen Devils » comme nom, c’est super ringard mais c’est Oly qui a posé son veto et j’connais personne qui sache lui dire non haha !

Depuis, elle s’y était attachée à ce nom débile, à ce surnom à la con dont ils s’affabulaient les uns les autres –les devils– et à tout ce qui en découlait. C’était une part d’elle, sa passion, sa raison d’être, la cristallisation même de son espoir et de ses rêves –il lui semblait que la vie serait bien plus douce si ils pouvaient devenir réalité.

▬ Et toi alors, c’est quoi ton truc dans la vie ? Elle souffla vers lui en laissant s’échapper de ses lèvres un nuage de fumée. Y’a une truc en particulier qui te fait vibrer ?

C’était par la passion que Meera communiquait –et elle était persuadée qu’elle lisait mieux les gens par leurs rêves que par leurs idées.

▬ Moi… ?

Meera hocha la tête dans un signe encourageant, un sourire curieux laissé en suspens le temps qu’il se lance. Elle avait du mal à juger, du peu qu’elle le connaissait, ce qui pouvait potentiellement lui plaire autant que la musique lui plaisait à elle ; et puis souvent les apparences étaient trompeuses, et sa réponse pourrait bien la surprendre.
Il pointa du doigt un terrain vague en chantier non loin de là, et par mimétisme, Meera tourna la tête dans la direction qu’il lui désignait avant de revenir poser son regard sur le sien, un sourcil arqué dans une expression interrogatrice.

▬ Un jour, je serais à la tête d’un chantier tel que celui-là. Je serais un patron imbuvable, mais malgré tout reconnu pour mon talent en conception de bâtiment… Parce que c’est ça, mon truc à moi, d’un jour pouvoir créer, autrement que par me dessins. Je rêve de devenir architecte, un jour d’avoir mon propre cabinet… Un projet peut être ambitieux, je sais.
▬ Architecte ?! s’exclama-t-elle en haussant les sourcils, admirative. C’est super chouette, tu dois être super fort à l’école pour faire ça non ?

Elle tira sur sa cigarette avant de se fendre dans un petit ricanement amusé.

▬ Moi j’ai abandonné le lycée à seize ans et j’étais une vraie ratée en cours de toute façon donc à part la musique j’ai pas beaucoup d’options, haha.

Pendant longtemps sa scolarité loupée l’avait démoralisée mais aujourd’hui elle avait réussi à faire la paix avec cette partie de son passé –ou tout du moins elle ne s’en souciait plus car elle avait trouvé sa voie.

▬ C’est un projet d’enfer en tout cas, je croise les doigts pour toi ! elle ajouta avec un clin d’œil d’encouragement.

Alors qu’elle terminait sa cigarette et écrasait le mégot sur le sol pour l’éteindre, son portable se mit à sonner et un numéro qu’elle ne connaissait pas s’afficha à l’écran ; elle décrocha.

▬ Oui, allô ? Oui ? Ah ouais il est à côté de moi, j’te le passe ! –elle tendit le cellulaire à Iekazu avant de préciser devant son air étonné– C’est ton pote, il te cherche je crois !

Tandis que le jeune homme conversait avec son ami pour se donner un point de rendez-vous, Meera avisa la montre qui ornait son poignet et fut surprise de constater qu’il était assez tard.

▬ Tiens, merci pour le gilet, fit-elle en lui tendant le vêtement qu’elle venait de faire glisser de ses épaules ; elle l’échangea contre son téléphone qui retourna à sa place dans la poche de son pantalon. Ça va aller si je te laisse tout seul le temps que ton pote arrive ? Il est tard et j’ai un peu de boulot demain alors faut pas que je traîne trop longtemps…

Au loin dans la ruelle, une silhouette semblait arriver en faisant de grands signes de bras au jeune homme et elle conclu qu’il s’agissait là du fameux ami perdu, aussi elle s’approcha d’Iekazu et se  hissa sur la pointe des pieds pour lui faire une bise amicale à la française avant de s’écarter et lui offrir un large sourire.

▬ Au plaisir de t’recroiser au prochain concert ! elle plaisanta avant de s’éclipser à l’intérieur du bar en lui faisant un signe de la main pour lui dire au revoir.

Rapidement, elle récupéra ses affaires, salua le barman et se mit en chemin pour rentrer chez elle une fois sortie de l’Échappatoire, un petit sourire flottant sur ses lèvres –satisfaction d’avoir passé une soirée agréable en bonne compagnie.