Parfois, la vie de barmaid n'est pas simple. S'il était tout à fait commun que l'Echappatoire serve de lieu de rencontre et/ou de drague entre les gens, il arrivait parfois que mes collègues et moi nous fassions aborder de façon plus ou moins subtile. Par des personnes plus ou moins agréables. Et aujourd'hui était particulièrement pénible pour moi. C'était peut-être la pleine lune, ou bien le jeu de  gros lourdingues, mais des remarques et réflexions, qu'est-ce que j'ai pu en prendre depuis le début de l'après-midi … Inutile de préciser qu'ils se sont fait sortir avec très peu de manières. Autant dire que mon humeur était particulièrement exécrable. Et vous connaissez la loi de Murphy : quand tu penses que cela ne peut pas être pire, eh bien, prépare-toi à prendre cher.


Je venais de finir ma sixième cigarette depuis le début de mon service et de regagner mon comptoir lorsque un client très particulier s'invita au bar. Je m'empêchais de froncer instantanément les sourcils et de claquer ma langue d'agacement. Un client, particulièrement bien habillé, jeune, à l'apparence soignée, accompagné d'un gentil petit « toutou ». Un client que je ne pouvais pas faire partir, car il est une source de revenus particulièrement prolifique pour l'Echappatoire, et il fallait l'avouer, pour moi aussi. C'était un jeune cadre dont l'ascension fulgurante était sujet à polémique au sein de son entreprise. Certaines rumeurs couraient sur ses promotions successives, et elles n'étaient pas flatteuses. Un frisson de dégoût me parcourut l'échine, alors que ses premiers mots franchirent ses lèvres.


« - Tiens, bonsoir mon irlandaise préférée. Toujours pas intéressée par te faire sauter pour quelques dollars ? »


Avec tout les efforts du monde, que dis-je, de l'univers, je parvenais à garder un air assuré, et répondre d'un ton passif-agressif.


« - Je vais vous répondre la même chose que les cinquantaines autres fois, nous ne faisons pas ce genre de services à l'Echappatoire. J'imagine que vous allez prendre un Macallan ?
- Quel dommage, j'aurais adoré te voir t'étouffer. Non, pas ce soir, cette fois je vais prendre un Courvoisier. La bouteille. »


Je le dévisageais, d'un œil dur. Plus le temps passait, plus je souhaitais le voir disparaître pour ne plus jamais remettre les pieds dans ce bar. Je lui tendis la bouteille et encaissa sa commande.  Il alla s'asseoir, avec la personne qui l'accompagnait, et ils se mirent à discuter pendant plusieurs dizaines de minutes.  Putain qu'il me faudrait encore une nouvelle clope, là, tout de suite … Allez Deirdre, plus que deux heures à tenir. Pour m'apaiser, je me mis à nettoyer frénétiquement le comptoir. J'étais à l’œuvre depuis une bonne vingtaine de minutes avant qu'une nouvelle cliente apparaisse. Entre temps, l'accompagnateur de mon client pestiféré avait passé la porte du bar, peut-être pour fumer. Lorsque mes yeux se posèrent sur la silhouette féminine, une lueur d'espoir me traversa l'esprit. Sa présence ne pouvait pas être une coïncidence … si ? Elle fit son tour habituel du regard avant de s'avancer vers le comptoir, mais j'étais déjà en train de saisir des bouteilles, sachant pertinemment quel allait être sa commande. Je souris en entendant les quelques mots qui confirmèrent ce que je savais déjà. Soulagée d'avoir une habituée que je connaissais particulièrement, la faute ou grâce à son débit de paroles, c'est selon le point de vue, je lui répondis avec sarcasme, tout en utilisant le shaker sous ses yeux.


« Bonsoir à toi aussi, sublime journaliste. Toujours aussi originale dans tes choix, à ce que je vois. »


L'ayant servie, je décorais ses verres de façon assez inhabituelle, la faute à un problème de stock.


« Désolée pour la cerise, on n'en a plus. A la place, tu as le droit à une fraise Tagada. »


Elle ne perdit pas de temps et alla droit au but sur la raison de sa présence. Elle chassait. Olivia Chase, bourreau des mâles un peu trop irrespectueux, véreux, pervers et tout ce qu'il en suivait. C'est comme si elle s'était décidée à devenir l'éboueur de la corruption d'Astrophel, à s'occuper des détritus comme elle le faisait. Un sourire radieux se dessina dans ma tête en entendant sa question. Je lui répondis un peu bas, pour qu'elle soit la seule à m'entendre, le jukebox couvrant ma voix et l'empêchant de porter jusqu'aux oreilles de sa cible.


« En chasse, je vois. Tu me sauverais la mise si c'est lui que tu veux. Il est arrivé il y a trois quarts d'heures, avec quelqu'un. Un autre homme, assez baraqué. Pas de signe distinctif. Il est parti il y a quelques minutes dehors, je ne sais pas si c'est pour fumer ou s'il est parti. »


Je jetais un rapide coup d'oeil sur l'homme encore à la table, visiblement en train d'attendre. Sa bouteille avait à peine été entamée. Je reportais mon attention et mon regard sur Olivia.


« Par contre, il a fait une commande particulièrement inhabituelle. Un Courvoisier, la bouteille entière, et apparemment il n'y a pas touché. Peut-être qu'il attend quelqu'un. »


Je m'accoudais face à elle, proche de son visage, mon menton reposant dans ma main gauche.


« C'est par rapport aux rumeurs qui circulent sur lui que tu es là ? »

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L'information que je venais de relayer à Olivia à propos de l'homme supplémentaire semblait ne pas ravir la prédatrice de nuisibles d'après ses jurons, et à raison. A sa place, je ne serais pas particulièrement heureuse de savoir que ma cible avait potentiellement un gorille prêt à me faire disparaître si je devenais trop intrusive. Espérons pour elle que ça n'aille pas jusque là, mais les risques étaient sans doute réels. Quand on s'attaque au pouvoir, il y a toujours un risque de se brûler les ailes. Elle savait se débrouiller, certes, mais quelque part je ne pouvais m'empêcher de me sentir concernée par sa sécurité. Après tout, c'étaient souvent les informations que je lui fournissais, quand elle chassait à l'Echappatoire, qu'elle prenait en compte avant de se lancer. J'avais donc une part de responsabilité dans ce qu'il était susceptible de lui arriver, si une de mes informations, parfois hypothèses, s'avérait être fausse. Enfin, elle savait sans doute ce qu'elle faisait, vu son palmarès … Mon approche narquoise sur sa commande sembla la détendre un peu, et elle m'adressa un beau sourire. Un petit dollar de plus sur mon pourboire ? Qui sait.


Après l'avoir servie, je tentais de lorgner sur ce qu'elle écrivait sur son téléphone, mais je ne pus rien lire. La curiosité, un vilain défaut ? Peut-être bien. Je supposais qu'elle écrivait quelque chose comme un journal de chasse, où chaque élément d'information sur une cible y était consigné. Si c'était le cas, j'aurais bien aimé savoir quelques détails croustillants sur ce beau fils de pute assis au fond de mon bar. Conservant mon air charmeur, proche de son visage, j'écoutais ses explications avec attention. Non seulement c'était une raclure sans nom, mais en plus Monseigneur Enfoiré Ier du nom était un gros dégueulasse, pire que ce que je pensais.


« Huh, je vois. Ca ne m'étonne pas vraiment, vu comment il me parle. Encore aujourd'hui, il m'a sorti un magnifique « toujours pas intéressée par te faire sauter pour quelques dollars », tu vois le genre. Et si tu dis qu'il était seul … Ca ne présage rien de bon pour les deux hôtesses. »


Je jetais un coup d’œil rapide au déchet humain, toujours seul, visiblement apaisé et souriant, dans l'expectative de quelque chose, ou quelqu'un. La pensée qu'il pouvait être un meurtrier ou un dégénéré kidnappeur, qu'il avait peut-être torturé des jeunes filles pour son plaisir personnel traversa mon esprit, s'y logeant avec insistance, ce qui me fit frissonner de dégoût.


« J'espère que tu auras sa peau. Ca me fera des vacances de plus voir sa gueule de con ici. Tu n'imagines pas à quel point c'est dur de se retenir de ne pas lui caresser avec douceur, délicatesse et sensualité son nez avec mon poing. J'adorerais connaître sa plus grande peur aussi, pour lui foutre le visage dedans ... »


Cette dernière phrase m'était plutôt destinée, et je l'avais prononcée encore plus bas que lors de notre échange verbal. Je ne savais pas trop si Olivia avait en tête mon pouvoir, et quand bien même ce soit le cas, ce n'est plus trop quelque chose que je cache. Et puis de toute façon, étant journaliste, elle devait sans doute avoir fait ses devoirs. Elle me tira de mes pensées d'une façon assez désagréable pour moi, en m'impliquant dans sa combine du soir.


« Woh, woh, deux secondes, j'ai pas si... »


L'ayant servie, je décorais ses verres de façon assez inhabituelle, la faute à un problème de stock.


« Désolée pour la cerise, on n'en a plus. A la place, tu as le droit à une fraise Tagada. »


Et là voilà partie d'un pas décidé vers le coin sombre de l'Echappatoire où se terrait sa proie. Génial. Merci de ce cadeau empoisonné, Olivia.


« ...gné pour ça. Putain. »


Non seulement je devais faire avec ce fumier dans mon bar, mais en plus j'allais devoir minauder devant lui après lui avoir servi une douche froide avec mon plus beau passif-agressif ? Urgh … Olivia, celle-là, crois-moi que je vais la retenir. Et ce n'est pas une poignée de dollars supplémentaires en pourboire qui effaceront cette dette-là, tu peux en être certaine. Balançant d'un geste vif le torchon que j'utilisais pour nettoyer son verre, je soupirais longuement. Je n'avais clairement pas envie de jouer le jeu, mais bon … Olivia était une habituée, et ma part de responsabilité revenait me hanter. Je ne me le pardonnerais sans doute pas s'il lui arrivait quoi que ce soit par ma faute. Non, pas sans doute, c'était une certitude, en fait. Enfilant mon plus convainquant beau sourire de façade, je m'approchais d'eux deux. Je suivis donc Olivia dans son premier mouvement, lançant le début du piège qu'elle allait tendre à cet homme.


« Marre est un doux euphémisme. J'en ai surtout assez de t'entendre te plaindre de ne pas pouvoir serrer ce soir parce que ta dernière rencontre a décidé de faire l'autruche. »


Je me rapprochais encore un peu, pour m'asseoir à côté d'Olivia, avant de planter mon regard, non sans garder une certaine animosité afin de ne pas éveiller les soupçons de notre Mister Connard de cette année.


« J'imagine que m'asseoir ici ne vous dérange pas. C'est plutôt calme, et en général peu de clients arrivent à cette heure. Je vais garder l’œil sur mon amie, pas que je ne vous fais pas confiance, mais vous connaissez très bien mes raisons. »


L'homme eut un rictus épouvantable, à la fois charmeur, mauvais et lourd de sens.


« Oh, mais tu ne me déranges pas, Deirdre. Et à qui ai-je l'honneur, chère demoiselle ? »


Je pouvais le voir reluquer intégralement le corps d'Olivia, comme si c'était un vulgaire bout de viande. Il ne s'en cachait même pas, et le revendiquait même en se léchant les lèvres, ce qui me fit rouler des yeux machinalement. Une de ses mains passa sous la table, pour l'instant sage, mais pour combien de temps encore ?


« Tu peux m'appeler Caleb. Et me tutoyer. Tu as un corps superbe, il semblerait que ton compagnon fasse de bien mauvais choix de vie, héhéhé … Une aubaine pour moi. Mais j'en oublierais presque mes manières, veux-tu goûter à ce Courvoisier ? L'un des meilleurs alcools qui se fait … et l'un des plus chers. »


Comme s'il avait besoin d'appuyer sur sa richesse … J'avais noté qu'il avait ignoré sans doute volontairement la question initiale d'Olivia. Je surveillais d'ailleurs avec attention la réaction de la jeune femme, essayant de capter son regard pour lui faire comprendre que je comptais faire le guet en observant l'entrée, au cas où le petit copain de notre hôte se décidait de revenir aux pieds de son maître.

HRP:

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