Histoire
Quand on vous répète depuis votre plus jeune âge que vous êtes amené à contrôler le monde dans l’ombre, à tirer les ficelles, à profiter des autres et à régir leurs vies en les faisant dépendre de vous, ça a tendance à vous donner de l’ambition. Les Cortesi étaient ce genre de famille, vestige d'un temps où les malfrats et leurs réseaux détenaient encore le pouvoir sur le monde. Cortesi. Un nom italien comme tant d'autres aux États-Unis suite aux vagues d'émigrations siciliennes. Ça sonne bien, ça a un petit côté brut, un petit côté grinçant, mais étouffé, à peine suggéré — ça ferait presque courant. Et pourtant. Ce nom en fait frissonner plus d’un. Héritiers d'une longue tradition de crime organisé, les Cortesi ont intégré la mafia italo-américaine suite à un règlement de comptes vers le milieu du vingt-troisième siècle, entre deux des principales familles new-yorkaises encore actives. L'incident causa de gros remous, donnant lieu à une période d'instabilité au sein de la pègre du nord-est des États-Unis. C'est dans ce climat que les Cortesi, associés de longue date de l'une des deux familles récemment décimées, s'imposèrent dans la Cosa Nostra suite à l'affranchissement de l'un de leurs membres, qui commença à remettre de l'ordre dans cette débâcle.
C'est finalement son petit-fils qui atteignit son objectif, ralliant les membres éparpillés de la
famiglia Gambino sous son nom. Giovanni Cortesi avait tout du
self-made man dont raffolent les biopics américains. Introduit à la famille comme affranchi par son père, il usa de charisme et d'un esprit vif pour asseoir le nom des Cortesi avec finesse, et passa Capitaine à l'âge de vingt-six ans. Son grand-père était alors le Sous-Patron de la famille (le Parrain lui-même étant Franck "Rock" Gambino, l'un des rares pontes ayant survécu aux sanglants affrontements entre les familles Gambino et Lucchese), et son père, le
consigliere de la famille.
Le paysage new-yorkais de la Cosa Nostra se stabilisa alors, et l'organisation reprit rapidement du poil de la bête, reprenant pleinement ses activités. L'âge d'or de la mafia était peut-être lointain, mais elle persistait encore et toujours, discrète mais toujours présente. Depuis l'émergence des « super-pouvoirs », elle observait la situation, anticipant la naissance prochaine d'une nouvelle ère, guettant une nouvelle chance pour le crime organisé. Pour l'heure, la Cosa Nostra s'en tenait à ses activité historiques (extorsion, prêts usuraires, jeu clandestin, fraude aux cartes de crédit ou à l'assurance santé, et prostitution), en fomentant des plans pour un possible retour sur le devant de la scène.
< Période blanche. >Un certain 7 septembre, Giovanni et Agata Cortesi célébraient la naissance de leur quatrième enfant, seule et unique fille, et véritable princesse du foyer. Pour le charismatique et terrifiant
capo, il n'y avait désormais rien de plus précieux au monde que sa Lisa
bella.
Lisandra grandit naturellement entourée d'amour, d'attentions fastes et ostentatoires, et dans un environnement surprotégé. Un mot de travers à l'encontre de l'enfant était passible d'une correction glaçante, et rien n'était jamais trop beau pour la demoiselle. Ses frères la chérissaient tout autant que leur père, et la gamine apprit rapidement que le monde lui était servi sur un plateau au moindre caprice. Ou presque. Fille à papa ou pas, dans un tel milieu, certaines choses restaient sacrées. Comme les règles de la Famille, avec une capitale. Le business, et la réputation du
capo. Si Lisandra n'était certainement pas destinée à participer aux affaires familiales, contrairement à ses frères, elle n'en devait pas moins préserver l'image. Alors Lisandra découvrit l'autorité, et l'obéissance. Elle apprit à reconnaître les « non » hésitants qui cédaient facilement, et la grosse voix stricte de son père qui tombait sèchement, et qu'il ne fallait surtout pas contredire. Elle apprit rapidement à s'adapter à la situation, à faire son chemin de sourire en révérence, à suivre les règles pour mieux les oublier ensuite. (Sa mère, elle, avait depuis longtemps cessé d'exister, pour ne plus être qu'une sorte d'extension de son père. Et, très jeune encore, Lisandra se jura de ne jamais perdre ainsi sa flamme.)
Rapidement, Lisandra apprit que l'affection, comme tout en ce monde, se monnayait. Elle apprit à évaluer, à négocier. Elle découvrit aussi que, parmi tous ceux qui l'entouraient, il n'y en avait qu'un qui restait constamment vrai avec elle. Qu'un, qui l'aimait véritablement, inconditionnellement, au-delà de toutes leurs règles. Son plus jeune frère, Orazio, de quatre ans son aîné. Et dans cette mascarade de faux-semblants, de serments, de dettes et de courbettes, Lisandra se voua à lui, pleinement, et rien qu'à lui.
Les années s'écoulaient dans une insouciance relative pour l'enfant. Ses jeux d'enfant, loin du regard des adultes, étaient cruels, comme ils le sont souvent. Elle apprenait à chérir sa liberté, et l'exercice de sa liberté passait par la négation de celle des autres. Enfant reine de son petit monde, contre quelques sacrifices finalement peu coûteux pour s'assurer la conciliance des adultes, elle se complaisait dans le divertissement.
Et puis Orazio était là, avec elle. Il se faisait peu à peu connaître des membres de la famille, remplissant diverses tâches pour les uns ou les autres, sous la supervision attentive de leur père. Comme leurs frères aînés, il se préparait à faire prospérer les affaires familiales. Et il était doué. Mais malgré celà, il était toujours là, toujours vrai, toujours si individuellement
lui ; et il revenait toujours à la maison avec le plus charmant des sourires pour sa petite Lizzie adorée.
Et puis, un jour, on le lui a finalement arraché.
< Période noire. >Fiasco. Orazio avait commis une erreur qui ne serait pas sans répercussions. Ce n'était pas vraiment sa faute, personne n'avait compris — avant qu'il ne soit trop tard, en tout cas. Mais la Famille ne s'arrêtait pas à ce genre de détails, et l'on ne lavait pas ses erreurs avec une profession de bonne foi et quelques excuses superficielles. Pas quand on avait versé le sang de la fille d'un
capo. Une chance pour lui, il ne s'était pas directement sali les mains, c'était elle qui tenait le couteau, elle qui l'avait brandit en l'implorant, elle qui l'avait abattu. À cause de son refus. À cause de son putain de pouvoir d'addiction, que personne n'avait su identifier avant que ça n'en arrive à là. C'était difficile à prouver, et Giovanni était parvenu à étouffer l'affaire à moitié.
« Tu as de la chance. Beaucoup de chance, d’être mon fils. J’en ai tué pour moins que ça. » lui avait déclaré son père, avant de l'envoyer au pays, en Sicile, pour « qu'il se fasse oublier ». Il n'avait même pas dit au revoir à Lisandra. Et l'adolescente ne reçut, en guise d'explication, qu'une « opportunité de business soudaine ».
Alors, Liz se rembrunit. Elle n'avait personne d'autre à qui ouvrir son coeur, personne d'autre en qui elle eût confiance. Elle se lassa de ses petits jeux dangereux d'enfant pourrie-gâtée. Elle troqua sa garde robe et son image de petite fille sage pour un style un peu rebelle, surchargé de noir, et se laissa elle aussi oublier. Son univers commença à l'étouffer, alors qu'elle réalisait enfin qu'elle ne pouvait y échapper.
Morose, elle regarda passer quelques années dans une indifférence grandissante, teintée d'amerture. Jusqu'à ce que, coup inattendu du destin, son pouvoir se manifeste. Contrairement à celui de son frère, le sien fut heureusement facile à identifier. Et aussitôt, Papa décida de prendre les devants. Hors de question de répéter l'erreur d'Orazio. Et surtout pas avec sa petite princesse.
Alors on s'arrangea rapidement, pour envoyer Lisandra sur la côte ouest, à Astrophel City, dans un établissement spécialisé dont la réputation n'était plus à faire. Giovanni n'était pas friand de l'idée de savoir sa fille seule là-bas, surtout compte-tenu du système plus que contestable de la ville en question, mais fort heureusement ils avaient de la famille en Californie, des cousins, qui habitaient non loin d'Astrophel City, et qui pourraient probablement garder un oeil distant sur la petite protégée. Laquelle, désormais âgée de quinze ans, s'empressa d'arguer être suffisamment grande, déclarant qu'un peu d'autonomie ne pourrait que la responsabiliser. Deux semaines plus tard, Lisandra s'installait dans l'un des studios de la résidence scolaire de Saten Discrict, avec l'aide de Benedetto et Miranda Cortesi, qui lui faisaient promettre de les appeler au moindre problème, et de venir dîner chez eux de temps en temps, le week-end, dans leur jolie maison dans une ville voisine.
< Période p!nk. >Ainsi libérée de l'étouffant climat familial de New York, Lisandra se surprit à s'épanouir plus qu'elle ne l'aurait songé à l'Académie. Sa liberté nouvelle était grisante, l'aspect novateur et non-conventionnel de ses cours aussi. Elle se plut à découvrir qu'ici, personne ne connaissait sa famille. Lassée d'être la petite impératrice de son monde trop codifié, elle s'émancipait finalement de l'aura de la
famiglia pour devenir « une adolescente normale » — ou presque, considérant le cursus scolaire qu'elle suivait désormais. Apprendre à utiliser son pouvoir était étonnamment amusant. Et petit à petit, Lisandra reprit des couleurs, au propre comme au figuré, pour exprimer une personnalité plus explosive qu'elle ne l'aurait laissé penser. Elle adopta un style punk un peu revêche et plongea sans retenue dans ce nouveau monde haut en couleurs et en découvertes.
Cette insouciance nouvelle dura pendant un peu plus d'un an. Jusqu'à ce que l'image rafraîchissante qu'elle se faisait de cette nouvelle vie ne commence à s'effriter, une fois le sentiment de nouveauté passé. Petit à petit, Lisandra commença à ressentir le poids du système, dont elle se mit à réaliser qu'elle était le pion. Si personne n'était dupe, le discours de l'Académie envers ses jeunes recrues restait relativement glorifié. Mais alors que la pression des sponsors se raffermissait, Lisandra cessa d'idéaliser sa situation, et comprit que sa liberté n'était finalement que toute relative. Qu'elle n'avait peut-être fait que se jeter d'une cage à une autre. Elle avait troqué sa prison dorée pour une fosse aux lions. Un sentiment d'écoeurement se mit à grandir en elle, alimentant sa rage — fougue d'une jeunesse révoltée.
Ses ressentis se confirmèrent vers le milieu de sa deuxième année à l'Académie, quand Orazio débarqua soudainement à Astrophel City, en compagnie d'un jeune garçon, âgé d'un an de plus que Liz. À la vue de son frère adoré, l'adolescente laissa libre court à sa joie, et les retrouvailles furent fusionnelles. Orazio expliqua alors toute l'histoire à sa soeur, la raison pour laquelle on l'avait soudainement écarté, le détail de son pouvoir, comment il avait dû apprendre à le contrôler dans le plus grand des secrets. Comment il s'était ensuite fait une place en Sicile, jusqu'à prouver sa valeur et laver son nom, et comment il venait enfin d'obtenir l'autorisation de rentrer aux États-Unis. Il lui expliqua alors qu'il n'allait malheureusement pas rester, que des affaires l'attendaient à New York, mais qu'il avait une mission à lui confier.
Tout ce que tu voudras, mon frère adoré.Il lui présenta alors le gosse. Un petit Italien qu'il avait rencontré par hasard lors d'un déplacement d'affaire avec un affranchi, et pour lequel il s'était pris d'affection, d'une certaine façon. Si on pouvait ainsi parler de son nouveau jouet favori. Le rouquin, avec son air craintif et démuni, désespéré, même, et cette rage dormante au fond du coeur, avait piqué son intérêt. Et Orazio s'était amusé avec, l'avait ramené avec lui en Sicile. Il avait tenté de voir s'il pouvait l'apprivoiser. Gagner sa confiance, sa loyauté. Le guider, sur le chemin de la rancoeur, du pouvoir. Voir jusqu'où il pouvait le mener, le
malléer. Les résultats avaient dépassé ses attentes, et le gosse buvait ses paroles, suivant ses instructions au doigt et à l'oeil. À vrai dire, il lui était devenu presque
trop dévoué. Orazio craignait que son pouvoir n'aie trop déteint sur lui. Alors il souhaitait s'en distancer un peu. Et réguler un peu la situation, aussi. Techniquement, il avait en quelque sorte
kidnappé un gosse, en le convainquant d'abandonner sa famille pour le suivre, après tout. Maintenant qu'il réintégrait les affaires de la famille principale, il devait remettre un peu d'ordre dans ses affaires. Son père ne serait probablement pas ravi de son nouveau hobby, s'il venait à l'apprendre. Et Orazio ne tenait pas à ce qu'on le lui en prive.
Alors, il expliqua à Lisandra qu'il allait le laisser ici un moment, avec Benedetto et Miranda Cortesi. Tout était déjà arrangé, il avait tiré les bonnes ficelles, sorti le chéquier pour sceller les langues et adoucir les moeurs. Ils allaient confier le gosse à un laboratoire scientifique qui étudiait l'émergence des super pouvoirs. Il lui préparait une nouvelle identité, sous un nouveau nom — sous
son nom, pour faciliter les choses. Il allait le faire adopter chez les Cortesi. Par facétie, il laissa à Lisandra le choix du prénom, comme pour lui indiquer qu'ils allaient faire ça ensemble, comme ils partageaient toujours tout.
Et quand tout cela serait en ordre, il le laisserait avec elle. Pour qu'elle garde un oeil sur lui le temps qu'il s'occupe de quelques affaires. Pour qu'il la protège en son nom. Pour qu'ils puissent faire quelques petites choses pour lui à Astrophel City, dont la situation semblait l'intriguer...
« Personne ne nous dit quoi faire. Les choses doivent changer. » Et sur ce point, il avait raison. Il venait de valider cette révolte naissance dans ses entrailles.
Lisandra avait cependant quelques réticences. Elle ne voyait pas ce que son frère trouvait chez ce gosse. Pourquoi il l'intéressait tant, pourquoi ils semblaient si proches. Alors qu'elle n'avait pas pu l'approcher, le voir, lui parler pendant ces trois dernières années. Elle était jalouse. Mais elle ne refuserait jamais rien à Orazio. Alors elle acquiesça avec son plus doux sourire, et il la remercia d'un baiser sur le front.
« Je reviendrai bientôt te voir, gattina mia. » lui glissa-t-il avant de repartir. Et Liz retourna à son quotidien, en attendant la prochaine visite de son frère.
< Période rouge. >Elle repoussa les avances de sponsors autant qu'elle le put. Son objectif avait évolué : elle voulait prendre de l'Académie tout ce qu'elle avait à en tirer. Parfaire la maîtrise de son don, faire valoir une assiduité et un parcours scolaire exemplaires. Pour pouvoir ensuite se dérober au cursus sans encontrer de résistance. Et ainsi, après trois ans d'études attentives à l'Académie, Lisandra démissionna, et exprima sa volonté de réintégrer la population civile. Ses notes étaient excellents, son don ne représentait pas de danger pour elle ni pour son entourage, et son dossier ne présentait pas de failles.
Papa fut plus difficile à convaincre que l'Académie ; mais même lui n'avait rien à reprocher à sa fille, et si cette dernière se plaisait à Astrophel City et souhaitait poursuivre des études dans un cadre différent, il n'y avait pas de raison que quoi que ce soit se mette en-travers de son chemin. Giovanni y veillerait personnellement, foi de Cortesi. De plus, la tenir éloignée du théâtre des opérations de la Famille ne semblait pas être une mauvaise idée. Et par son intermédiaire, peut-être pourrait-il suivre de plus près l'évolution de la situation à Astrophel City, et notamment, les opportunités qui se dégageaient dans cette nouvelle ère qui débutait...
À dix-neuf ans, Lisandra rejoint donc le cursus civil en intégrant l'université de Lettres d'Astrophel City. Elle ne savait pas précisément ce qu'elle prévoyait de faire pour la suite, mais les lettres lui réussissaient, et elle pouvait se permettre quelques années de fac pour faire le point. Rouge à lèvre et bottes à talons, elle se cherchait une nouvelle existence.
L'année suivante, Orazio lui ramena le gosse. Elle ignorait le détail de ce qui s'était passé au cours des trois dernières années, mais le gosse était méconnaissable. Et d'après Orazio, il n'avait plus aucun souvenir de sa vie d'avant. À ses yeux, c'était comme s'il avait toujours vécu chez les Cortesi.
« Tu te souviens de Rem ? » lui demanda-t-il avec un sourire satisfait. Et Liz d'acquiescer, amusée qu'il l'ait véritablement écoutée.
Rem, parce qu'il n'était finalement que leur
chose. Son nouvel animal de compagnie, en quelque sorte, comme elle en avait décidé. Et cette idée commençait à lui plaire. À lui sembler divertissante.
« Bienvenue à la maison, Rem » ajouta-t-elle d'un ton mieilleux.
Ça fait maintenant près de deux ans qu'elle vit avec Rem dans un petit appartement du quartier résidentiel du Saten District. Lisandra entame sa troisième année d'université, tandis que le gosse passe de petit boulot en petit boulot. Ils n'en ont pas crucialement besoin : Papa verse bien assez d'argent tous les mois pour couvrir les frais de sa petite fille chérie. Mais ça le garde occupé, au moins.
Et puis il y a leurs... autres occupations. Mist. La résistance. Ça fait un peu plus d'un an qu'ils ont intégré le mouvement. Pour le moment, ils se fondent dedans, et observent. Ils commencent à participer activement aux différentes actions du groupuscule. Ils font des rapports réguliers à Orazio, qui surveille le tout de loin. Lisandra se dit qu'au-delà de leur cause, il réfléchit probablement déjà aux opportunités futures de faire main basse sur la petite organisation. Le connaissant, elle ne saurait pas étonnée qu'il ait des vues sur Astrophel elle-même...
Elle, elle s'en fiche. Elle le suivra au bout du monde, quel que soit le plan.
Pour l'heure, elle l'a retrouvé. Et c'est tout ce qui lui importe.