Saul avait attendu.
Pas suffisamment longtemps, sans doute ; mais il avait essayé et n'y était pas parvenu.

Les semaines avaient filé à une vitesse vertigineuse et pourtant elles lui pesaient dans l'esprit comme s'il avait s'agis de mois entiers. Quand les choses s'étaient tassées, il avait enfin pris le temps de s'arrêter pour penser. Pour penser un peu aux autres, ceux qu'il avait laissé de côté -délibérément, ou non. Puis ces pensées s'étaient arrêtées sur elle.
Elle, à qui il avait laissé du temps. Suffisamment pour la laisser choisir entre lui pardonner ou l'oublier.
Et la pensée l'avait effrayé.

La peur, Saul la connaissait peu -mais elle semblait gagner un peu plus de terrain à chaque minute qui s'écoulait et Saul ne savait plus quoi faire pour l'en empêcher.

Il avait d'abord appelé Meera -un vieux réflexe- avant de réaliser qu'elle n'était peut-être pas en position de l'aider ; après tout elle ne connaissait ni Nedjma ni ce qu'il avait fait pour Mist. Alors il était resté un peu évasif, et elle avait rapidement compris que son meilleur ami avait des soucis dont il ne pouvait pas parler dans leur entièreté.
Mais Meera était pleine de ressources -elle l'avait donc involontairement dirigé vers une autre. Parles-en à quelqu'un qui la connaît bien. Et juste avant de raccrocher, Saul s'était retenu de demander comment elle savait que son problème venait d'une fille alors qu'il n'avait jamais mentionné ce détail -ce à quoi elle aurait probablement répondu qu'il était débile.

Alors il avait appelé Cerise.
Et Cerise.
Il aurait pu passer des heures à lui parler, parce qu'elle trouvait systématiquement les mots justes pour lui rappeler que la meilleure façon d'aborder les choses était de rester lui-même. Lui, qui avait parfois tendance à se perdre, dans la peur de tout faire foirer.
Il est peut-être temps que tu recommences à jouer les princes charmants sur une planche de skate.
Et Saul avait ri, et il l'avait prise au mot.

En sortant du travail ce jour-là, il avait traversé la ville pour rejoindre le quartier d'affaires, celui dans lequel il ne mettait jamais les pieds, dans lequel il faisait un peu tâche avec sa casquette, son sweatshirt et ses Vans déchirées.

C'était tout à fait par hasard qu'il s'était arrêté chez le fleuriste. « Les fleurs dans la vitrine, vous pouvez me faire un joli bouquet avec ? » Et il était sorti de la boutique avec un énorme bouquet rose pâle et blanc accroché dans le dos -c'était d'ailleurs dans cet attirail qu'il était entré dans le siège de l'Astrophel Times.

Et quand il avait donné le nom de Nedjma à la réception, on lui avait dit qu'elle était déjà partie. Mais cela ne l'avait pas arrêté ; et après dix bonnes minutes de négociations avec le standardiste, une âme charitable qui passait par là -une de ses collègues de travail, visiblement- l'avait dirigé vers un coffee shop plus loin dans la rue. « On la voit souvent traîner là-bas. C'est une habituée maintenant. » Pour un peu, il l'aurait prise dans ses bras -mais il se contenta de la remercier du fond du coeur. Puis il fila, son skate sous un bras et ses fleurs dans l'autre.

Arrivé à destination, Saul dut faire un effort monstrueux pour ne pas débarquer en trombe, propulsé par l'émotion et un peu d'adrénaline aussi. Il déposa sa planche à l'entrée et trouva rapidement la raison de sa venue. Nedjma était attablée, visiblement seule et plongée dans une lecture si passionnante qu'elle ne remarqua pas sa présence lorsqu'il s'approcha d'elle, à moitié caché derrière le cadeau qu'il venait de lui acheter.

« Hey. » la salua-t-il, son éternel sourire espiègle collé sur le visage. « Ça fait longtemps, hein ? »
Presque deux mois. Ou juste un et demi. Je sais pas trop, j'ai pas réussi à compter.
Il lui tendit les fleurs mais n'osa pas s'asseoir.
« J'avais pas prévu de te ramener ça. Mais elles m'ont fait penser à toi, alors je me suis dit qu'elles méritaient d'arriver en retard pour elles. »

Il aurait pu passer des heures à essayer de lire ce qu'il se passait derrière les iris sombres de Nedjma -mais il n'avait pas ce temps devant lui et c'était la seule chose qui le retenait de rester planté là à la fixer sans dire un mot, un sourire niais collé sur le visage.

Il répondit à son invitation -qu'il avait presque forcée, sans se mentir- et tira la chaise en bois pour s'installer dessus, avec sa nonchalance habituelle malgré le cadre très différent de celui qu'il avait l'habitude de fréquenter.

« Ah. » Il exagéra une grimace. « Ça fait mal. » Mais je l'ai méritée, celle-là.

Cela ne l'empêcha pas de le prendre avec le sourire -c'était plus fort que lui, il n'était pas rancunier, Saul. Surtout pas quand c'était lui, le fautif, en premier lieu.

« C'est pas Mist qui m'envoie. Promis juré. »

Il dessina une croix sur son cœur, un vieux réflexe qui datait de l'orphelinat et qu'il avait appris à tous les enfants de là-bas, sans en connaître la signification. Il avait simplement lu, ou vu ça quelque part ; mais même l'origine de son savoir lui restait floue.
Et puis tant pis, du moment que lui savait ce que cela signifiait.

« Tu vas trouver ça un peu niais, et je te jure que c'est pas mon intention, mais... »  Il regarda autour de lui, posa les yeux sur le bouquet de fleurs et finit par revenir vers Nedjma. « J'avais juste envie de te voir. »

Saul évita le regard de Nedjma, avant de réaliser ce qu'impliquait ce qu'il venait de lui lâcher -avec un ton beaucoup plus tranquille qu'il ne l'était en réalité.

« Enfin, dans le sens où j'avais envie de prendre de tes nouvelles. Savoir ce que tu devenais. »

Cerise lui donnait un peu de ses nouvelles, mais elle restait un peu évasive et Saul n'osait pas vraiment lui demander des détails -de peur d'être trop intrusif, d'être un de ces stalkers qui le faisaient flipper.

« Tu vas bien, toi ? »

Saul eut une petite grimace. Ça se voyait, qu'elle travaillait bien plus que lui -en même temps, ce n'était pas difficile. Mais il s'imaginait aussi qu'elle aimait ce qu'elle faisait, alors n'était-ce pas ça le principal ?

« Ça sonne un peu chiant, dit comme ça... commenta-t-il. Appelle-moi si t'en a marre d'être une adulte. »

Je me ferai un plaisir de te ramener du côté des cons et des insouciants.

Lorsque son rire tinta dans l'espace, le cœur de Saul rata un battement. Il n'avait jamais réalisé à quel point ce son était rare -ni à quel point il lui avait manqué, à lui qui faisait en sorte de les faire résonner dès que l'occasion se présentait autour de lui.

Il la fixa, avec un air un peu béat, et finit par se joindre à elle.

« C'était pas trop compliqué. Je me suis ramené au Times, on m'a dévisagé comme si j'étais un OVNI mais ça va, je le vis bien... »

Maintenant qu'il avait atteint sa destination, Saul prit le temps de se remémorer les événements des quinze dernières minutes -et la chose le fit éclater de rire.

« Je m'attendais pas à ça, mais maintenant que j'y pense j'aurais dû m'en douter ! Il leva les yeux vers le ciel, essayant de se rappeler de la suite. Oh, j'ai failli me battre avec le mec de la réception. Il voulait même pas me dire si tu travaillais ici, comme si c'était un secret ultra confidentiel alors que... come on, j'avais un bouquet de fleurs sous le bras. C'est pas avec ça que j'allais essayer de te tuer ! »

Il se laissa tomber sur le dossier de son siège et son accès d'hilarité se stoppa alors qu'il essayait de se mettre à la place du réceptionniste.

« Maintenant que j'y pense, sa réaction était tout à fait normale... »

Saul posa son regard sur Nedjma, son habituel sourire collé sur le visage -ça faisait du bien, de parler comme si de rien était. Comme si des semaines ne s'étaient pas écoulées depuis leur dernière rencontre.

« Une nana qui passait par là a dû avoir pitié de moi parce qu'elle a fini par me dire où tu étais. J'ai cru que j'allais l'embrasser sur le moment, mais je crois que l'autre mec aurait appelé les flics si j'avais fait ça. »

Le serveur passa au moment où Saul se remettait à rire, ce qui eut l'effet de le calmer immédiatement. Il commanda un coca et se pencha sur la table.

« C'est plus marrant, comme ça. Et puis je suis pas trop téléphone ; je veux dire la seule personne qui m'appelle c'est Meera et à chaque fois je finis par aller la voir. »

Il eut un sursaut, les souvenirs du mois passé le frappant de plein fouet.

« En parlant de Meera ! J'ai passé un week-end à Los Angeles, pour voir ma mère. »

L'habituelle expression espiègle de Saul se mua en quelque chose de plus doux, presque innocent -un peu comme celle d'un enfant.

« C'est trop cool, L.A. Je sais pas si t'y es déjà allée, mais si c'est pas le cas je me ferai un plaisir de t'y emmener. »

Il l'écouta sagement, avec trop d'intérêt peut-être, car elle semblait plus s'adresser à elle-même que réellement à lui. Mais qu'importe, il allait l'écouter comme il savait si bien le faire ; parce que c'était tellement simple, juste de l'entendre parler.

Lui-même avait rendu visite au seul de ses deux parents qui lui restait, et il pouvait témoigner du fait que ça lui avait fait le plus grand bien. Et vu la façon dont elle parlait d'eux -avec de l'affection dans le regard et de la tendresse dans la voix- il ne doutait pas que ce soit également le cas pour elle.

Mais Nedjma changea de sujet rapidement -comme pour ne pas en parler d'avantage.
Une autre fois, Parrish. T'as raté ta chance.

Elle se leva, mais il resta sagement assis à sa place. À la regarder d'un air un peut béat, comme il savait si bien le faire.

« Hein ? Aller où ? »

Il se sentit un peu con, quand il réalisa. Sa bouche s'ouvrit en grand, mais aucun son n'en sortit ; et il se leva, docilement, puis éclata de rire. Le son emplit la pièce et lorsqu'il réalisa que tous les regards s'étaient tournés vers lui, il se rapprocha de Nedjma et posa une main sur sa bouche.

« Wow, Nedjma tu perds pas ton temps... fit-il en baissant d'un ton. »

Saul lui adressa un sourire, et posa une main sur la tête brune de Nedjma -elle était tellement petit que c'était tout ce qu'il voyait du haut de son mètre quatre-vingt cinq- et lui ébouriffa gentiment les cheveux, avant de la dépasser pour ramasser sa planche de skate qu'il avait déposée à l'entrée.

Une fois dehors, le bruit de la ville se fit entendre, et posa sa planche à plat contre le sol -plus par habitude qu'autre chose. Il la fit rouler d'avant en arrière en attendant que Nedjma ne sorte et quand elle se montra enfin, il planta son regard vert dans le sien, un grand sourire sur les lèvres.

« Eh, tu veux essayer ? proposa-t-il en désignant la planche qu'il tenait sous le pied. Donne-moi ton sac et tes fleurs ! »

Il tendit les mains, avec cet air espiègle que ses proches lui connaissaient bien. Nedjma n'avait pas encore eu l'occasion de voir cette facette de lui -l'enfant qu'il devenait chaque fois qu'il était si bien qu'il en oubliait d'instaurer la distance qu'il s'imposait.

« Wow wow wow wow ! Arrête de gigoter comme ça tu vas vraiment finir par te gameler ! »

Il rangea rapidement le bouquet dans son propre sac à dos, passa la anse du sac de Nedjma sur son épaule et tendit les bras pour qu'elle s'y accroche -le tout à une vitesse qui témoignait de sa capacité à faire plusieurs choses à la fois si aucune d'entre elles ne nécessitait une véritable concentration.

« J'te tiens. Je te laisserai pas tomber, t'inquiète. »

Saul referma les mains sur celles de Nedjma et se pencha vers elle, hilare, en constatant que même perchée sur la planche, elle était toujours bien plus petite que lui.

Il fit un pas en arrière, puis deux, et tira sur ses bras pour faire rouler la planche. Elle perdit l'équilibre, ce qui le fit éclater de rire, mais il la retint avant qu'elle ne fasse une chute. Et ils continuèrent comme ça sur une centaine de mètres, ignorant tous les passants qui forcés de changer leur trajectoire pour les laisser passer ; le trottoir était suffisamment grand pour tout le monde, alors Saul s'en fichait bien d'être bruyant et heureux.

Au bout du chemin, Nedjma avait fini par tenir toute seule, ce qui emplit Saul d'une fierté qui n'avait peut-être pas lieu d'être.

« Tu vois, tant que je suis là tu tomberas pas. »

Il avait les yeux qui pétillaient un peu, Saul, comme chaque fois qu'il arrivait à ses fins. Puis il finit par lâcher les mains de Nedjma, et lui rendit son sac avant de contourner la planche sur laquelle elle était toujours perchée.

« Okay fini le calvaire. Laisse moi une place maintenant. »

Le skater posa un pied sur la longboard pour la maintenir en place et poussa délicatement Nedjma pour qu'elle se place un peu plus à l'avant ; puis il monta dessus et enroula un bras autour de la taille de la journaliste.

« Nedjma, t'es minuscule. J'pourrais te mettre dans ma poche tellement t'es petite ! s'exclama-t-il. Accroche-toi, on change de vitesse. »

Il attendit qu'elle ne s'exécute et mit un coup de pied sur le sol qui les propulsa sur le trottoir. L'accélération un peu violente lui permit de garder l'équilibre malgré la configuration dans laquelle ils se trouvaient ; et bientôt ils trouvèrent une entente. La planche arrêta de trembler, et Saul put même se permettre de baisser les yeux vers Nedjma qui s'accrochait à lui comme un naufragé à une bouée de sauvetage.

« Eh, ouvre les yeux ! Il s'esclaffa. Faut que tu me guides, je sais pas où t'habites. »