La matinée avait été chargée, pour Harley : peu avant l'ouverture elle avait reçu une livraison importante, contenant entre autres l'un de ses coups de cœur sur lequel elle avait eu du mal à mettre le grappin.
Cependant quand elle déballa, la demoiselle se dit que ses semaines de galère n'avaient pas été vaines. La habenaria radiata, ou orchidée colombe, était une fleur à la fois majestueuse et délicate avec ses pétales immaculées prenant la forme d'une colombe en plein envol. C'était un pur diamant, les clients allaient l'adorer.

Laissant ces merveilles de côté pour le moment, Harley avait d'abord arrangé quelques tulipes afin qu'elles rejoignent sa devanture - il était temps de lever le.rideau, autant faire d'une pierre deux coups.
Cela dit, a peine eut-elle ouvert boutique et posé son chargement soigneusement sur une étale qu'un premier client se présenta. C'était un homme d'une trentaine d'année visiblement perdu dans la boutique - trop peu habitué sans doute. Souhaitant l'aider, la jeune femme l'approcha. Elle apprit ainsi qu'il comptait faire sa demande en mariage le jour  même, il fallait donc un bouquet qui pourrait à la fois témoigner de ses sentiments et ravir les yeux de sa moitié - sachant que cette dernière avait une affection particulière pour les pivoines.

Notre fleuriste se laissait toujours attendrir par ces demandes romantiques, cette fois-ci ne fit pas exception. Sans s'en rendre compte elle passa trente minutes avec lui rien que pour la sélection des fleurs qui mettraient la pivoine en valeur, puis quinze minutes à préparer la composition - autant profiter tant qu'il n'y avait pas d'autres clients.
Cela dit le résultat était au rendez-vous, sans oublier le sourire chaleureux du futur marié ainsi que ses remerciements qui lui réchauffèrent le cœur. Donner de son temps pour rendre les autres heureux lui procurait un sentiment de satisfaction, de plénitude.

Le reste de sa matinée fut principalement dédié à la mise en place du reste de sa livraison - il lui fallait notamment trouver une place de choix pour les orchidées colombe - et au soin de ses nombreuses variétés, entre deux clients. Trop concentrée sur son travail, Harley ne vit même pas le temps passer ; c'est finalement son estomac qui la rappela à l'ordre. Quand un grondement s'en échappa, elle leva le nez vers la pendule pour constater que l'après-midi avait déjà commencé.
Pas étonnant qu'elle ait faim, donc.

La jeune femme se rendit vers le comptoir pour grignoter un morceau en toute discrétion. La boutique ne fermait pas à midi et personne n'était là aujourd'hui pour prendre la relève pendant qu'elle mangeait, elle n'avait donc pas le choix. Harley ne s'en plaignait pas cependant, elle aimait la fleuristerie.
Elle venait de terminer son gâteau lorsqu'un fracas reconnaissable retentit à l'extérieur ; notre brunette accourut immédiatement en se préparant mentalement à la catastrophe.

Et effectivement, ce n’était pas du joli. Ses fleurs écrasées sur l’asphalte, la terre répandue tout autour, le tout mêlé aux morceaux coupants d’argile. Elle sentit son cœur tomber de sa poitrine.
A côté de ce carnage se trouvait un jeune homme à l’air embarrassé, qui tenait une longboard sous le bras. Il s’excusa rapidement puis se délesta de sa planche pour essayer de nettoyer, ce qui eut l’étrange effet de la réconforter.

Harley s’accroupit à son tour non loin de l’inconnu pour lui prendre les mains - délicatement, pour l’arrêter par la raison plus que par la brusquerie. Elle ne savait pas s’énerver, ni quitter son cocon de délicatesse.  “Vous allez vous couper, comme ça.”
La brune réunit rapidement les fleurs pour les examiner, tout en ajoutant ‘Ne vous en faites pas, ça arrive ! Au moins vous n’avez rien.”  Effectivement ce n’est pas la première fois qu’on lui brisait un pot, volontairement ou non. Au moins, ce jeune homme avait eu la décence de rester et de l’aider. Puis elle poussa un soupir de soulagement avant de se tourner vers son interlocuteur. “Et la plupart s’en sont bien sorties.”

Harley tenait désormais ses précieuses contre elle, les lèvres étirées en un doux sourire. Elle se leva ensuite. “Avec un balai et une pelle, le trottoir sera propre en deux temps trois mouvements ! Et j’ai des pots de rechange pour ce genre de situation, justement.”
Peut-être était-ce audible, la manière dont elle forçait l’optimisme ; peut-être se douta-t-il qu’elle voulait surtout le rassurer. Mais Harley avait senti que cette personne n’avait aucune mauvaise intention et s’en voulait, elle estimait donc qu’il ne lui devait rien. Les regrets devaient être assez pesants comme cela.

Etait-ce à cause de la culpabilité ?

Lorsque le jeune homme proposa son aide, Harley quitta les fleurs éparpillées des yeux pour l’observer. Il y avait quelque chose de doux, dans ses yeux - quelque chose de doucereux. Comme une lutte silencieuse. Se sentait-il à ce point responsable ? Elle ne pouvait en être sûre.

En revanche, la demoiselle savait qu’elle n’attendait pas son aide - sauf si cela lui permettait de se sentir mieux. “Tu n’es pas obligé, c’est déjà gentil de m’aider à ramasser mes fleurs.” Qui sait, sans ce coup de main un passant aurait peut-être eu le temps de marcher dessus. Elle aurait détesté cela.

Le brun la suivit tout de même dans la boutique une fois cette première étape terminée. Harley ne l’en empêcha aucunement, après tout sa boutique était ouverte à tout le monde. Elle se contenta de poser les rescapées dans un coin de l’arrière-boutique avant de prendre de quoi nettoyer. En revanche elle hésita un instant avant de lui tendre le balai, mais quelque chose lui disait qu’il trouverait un autre moyen de l’aider si elle ne capitulait pas.
Il y avait toujours ce quelque chose de pesant dans son expression.

Ils retournèrent tous les deux sur la scène du carnage pour en effacer les traces, dans un silence que l’inconnu fut le premier à rompre d’une question. La fleuriste croisa son regard avant de répondre. “Souvent, oui. Ma tante vient m’aider lorsqu’elle le peut, mais la boutique n’est pas assez rentable pour que j’embauche quelqu’un.” Heureusement que la sœur de son père était là, sinon Harley ne s’en serait peut-être pas sortie. Et puis elle était toujours gênée, mais il lui arrivait parfois de demander un coup de main à Roman aussi - si elle avait des charges lourdes à porter notamment. Elle ne voulait pas le déranger plus que nécessaire, il avait ses études et aidait déjà à la boutique d’antiquité que tenait sa mère.

Une fois le ménage terminé, le mystérieux jeune homme se présenta sous le nom de Saul - ce qui la fit réaliser qu’elle ne s’était pas présentée non plus. La brunette lâcha “Oh, enchantée !” en se dépêchant maladroitement de libérer une de ses mains pour la tendre vers lui, avant de réaliser que lui aussi était encombré donc que ça le dérangerait plus qu’autre chose. Elle recula donc le bras et baissa la tête avec un air confus, entre l’embarras et l’excuse. “Je m’appelle Harley. Merci pour ton aide, Saul. Si tu veux, je peux t’offrir une tasse de thé pour te remercier ? Oh et tu peux emprunter les toilettes de la boutique si tu veux te laver les mains.”

Harley esquissa un sourire et l’invita d’un signe de tête à le suivre à l’intérieur, tout en faisant écho à sa curiosité. “Tu es du coin ?”
En tout cas elle ne pensait pas l’avoir déjà vu passer devant la fleuristerie.