Il y avait les clients qu'elle n'avait jamais vu et ne verrait jamais. Des clients qui n'étaient pas les siens, mais ceux de ses hommes de mains, de ces dealers désespérés qu'elle avait engagés parce qu'ils avaient besoin de ça pour payer leur propre dose quotidienne d'extase — ou de normalité. Des chiens dont elle n'avait ni le nom ni l'adresse, parce qu'ils ne lui devaient pas de compte — leurs fournisseurs, c'était autre chose. Des hommes qu'elle ravitaillait puis à qui elle accordait pitance — des hommes qui payaient, pour chaque billet manquant.
Et il y avait les autres — ceux pour qui elle quittait son trône d'or et de velours, ceux pour qui elle se faisait dealeuse à son tour plutôt que trafiquante, engrenage de la machine parmi les autres plutôt que simples mains qui tirent les ficelles de pantins ridicules. Parmi ces autres, deux poids deux mesures encore : ceux qui venaient à elle dans ces soirées qu'elle joignait, inspirant presque la poudre à même sa main, et ceux à qui elle venait.

Des gens importants, souvent ; des étoiles entourées sans cesse parquées de gardes du corps et de paparazzi rendus fous par l'idée d’obtenir le cliché de la promotion tant désirée. Des qui valaient bien la peine qu'elle ferme les yeux et permette quelques privilèges — l'argent pouvait acheter ça ; la poudre à domicile. Elle enflait simplement les prix, sans scrupules — c'était la condition pour donner le change et sacrifier son temps.

C'était précisément l'une de ces privilégiées-là qui l'avait tirée de son appartement du centre ville pour se glisser dans les rues dorées depuis si longtemps quittées. L'une de ces privilégiées-là, dont elle avait fini par s'habituer à la compagnie — presque appréciable ; mais sans doute faudrait-il qu'elle ne soit pas Serah pour l'admettre.

Mia.
Elle discerne la silhouette pulpeuse de la latina bien avant qu'elle n'ait franchi la distance qui les sépare — reconnaissable parmi mille, peut-être que de connaître l'image sur papier glacée par coeur pour l'avoir vue mille fois n'est pas étranger au phénomène de familiarité.
Une main dans son dos et qui l'entraîne plus loin, l'air de rien, un pas après l'autre à l'abri des regards indiscrets. Serah se prête au jeu, plus amusée que conciliante — c'est qu'elle l'a tellement vue, cette comédie risible de ceux qui tentent de sauver l'image, mais à quoi bon ? À quoi bon puisque ce n'est sans doute plus qu'une question de mois, avant qu'elle ne fasse la une des tabloïds, paille au nez et l'air décharné.
De ces prédictions malheureuses, elle s'en rit.

« Bonsoir, Mia, elle ronronne, le ton mielleux et le regard brillant — celui de la gamine qui s'amuse de rien. Je dois admettre que le temps devenait long, sans toi… J'ai failli croire que tu avais trouvé mieux ailleurs, tu sais ? »

Ambiguïté non feinte dans les mots, elles savent et le monde entier autour d'elles ignore ; presque un secret d'enfants sur des jeux de grands.

« Encore une fois, je constate que cette fête est une réussite… elle reprend, en coulant un regard en direction de la bâtisse luxueuse d'où résonnent cris, rires et basses fortes ; semblant de déjà vu, un millier de fois, ici comme ailleurs — elle se détourne de la villa pour poser le regard sur celle qui se tient à ses côtés, faussement désinvolte. « Mais visiblement, elle manque de quelque chose sans moi, pas vrai ? »

Comme une moquerie, légère, dans ses mots ; une raillerie non dissimulée, une vérité cassante qu'elle n'essaie pas d'adoucir, et ses ongles tapotent sans en avoir l’air le cuir de son sac à main dans lequel elle dissimule les sachets de précieux — elle sait, parce que Mia reste comme toutes les autres, qu'importe avec quelle sympathie, et la sentence en demi-teinte n'en est pas moins claire : tu ne peux plus te passer de moi, n'est-ce pas ?