Ils étaient trois
Deux à s’aimer
Un pour briser
Les coeurs aimants
et innocents.


-Victoria, occupe-toi de tes soeurs.

T’entends la voix faible de votre mère, avec le ton abattu et tremblant qu’elle aborde lorsqu’elle a trop bu, à travers la porte de la salle de bain. Par dessus, les cris des deux petites dernières, qui se disputent pour des choses futiles. T’aurais aimé que tout soit étouffé par les murs, mais ils sont bien trop fins pour te laisser une seconde de répis. Le temps passe trop vite, mais jamais assez rapidement.
T’entends les pas de ta mère s’éloigner et tu sais qu’elle va se coucher, décuver sans rien dire, sourde aveugle et muette aux appels d’affection de ses enfants. A vos cris et vos larmes, à toutes vos plaintes silencieuses ou assourdissantes parce qu’elle a depuis longtemps abandonné son rôle pour en charger tes petites épaules de lycéenne.

T’as envie de hurler.

Envie de tout foutre en l’air et lui jeter la vérité à la gueule, envie d’avaler les innombrables médicaments qui parsèment l’appartement (ceux que tu dois empêcher les petites de manger parce que maman les fait tomber), envie de sauter du toit les yeux fermés, envie de sortir et jamais revenir.
Envie de jamais revoir celle qui te fais face dans le miroir.
(celle déchirée et salie, celle qu’on a forcé dans la honte et la médiocrité. Avec tes cheveux un peu arraché, jamais assez pour que ce soit discernable, tes marques indélébiles et douloureuses, toujours si bien placés pour être toujours cachés. Avec les marques bleuâtres sur ta nuque, tes seins, tes côtes, tes hanches, tes aines, tes cuisses.)

T’as envie de courir voir Soledad, envie, besoin de ses mains sur tes joues et des tiennes dans ses cheveux, besoin de ses lèvres contre les tiennes et qu’elle te serre sans jamais te lâcher. Tu veux ses lèvres pour laver ton corps et ses doigts pour réparer ta peau. Besoin de son amour pour repêcher ta dignité.
(Mais elle ne doit jamais savoir. Jamais rien voir. Pour sa sécurité et son sourire, elle a besoin de tes mensonges. Pour elle, t’as accepté de tout abandonner. Ta fougue, ton envie d’afficher au monde à quel point t’étais fière d’être avec elle. Pour elle, t’as accepté de te cacher, de mentir, de souffrir. Ca fait mal, mais tu l’aimes, alors c’est pas grave.)

T’as envie de tellement de choses (mourir, vivre, fumer, danser, faire l’amour, regarder les étoiles, adopter un chien, acheter une maison avec assez de lits, assez de places, apprendre ce que tu veux apprendre, voyager dans d’autres pays, prendre en photo ce que tu veux garder, rencontrer des gens, regarder grandir les arbres, faire pousser des fleurs sur le balcon, nommer les nuages, vivre, vivre, vivre.)

Mais les cris de tes soeurs ne s’arrêtent pas.
Alors tu remets tes vêtements, essuie les dernières traces de vomis, pose le rasoir, nettoie tes joues, et déverrouille la porte.

Ils étaient six
Une à fuir
Deux à souffrir
Quatre à subir
Cinq à mourir.