Duncan W. D.-Hodgkin
Histoire;
C'était un joli petit appartement, aux fenêtres lumineuses ornées de fleurs entretenues, où chaque chose était bien rangée à sa place, et qui connaissait les rires. C'était une petite famille somme toute bien banale, une petite famille de la classe moyenne d'Astrophel particulièrement normale. Américains natifs, les papys et mamies avaient même été à la fondation de la ville, répétait-on ! Ils étaient appréciés dans le quartier, les deux tourtereaux, ils étaient heureux, avec leur poupon. C'était un jeune couple qui rayonnait de bonheur, ceux qui étaient parfaits
vu de l'extérieur. Tout le monde il était content dans ce petit monde idyllique que l'on imaginait lumineux et coloré jusqu'au bout, ce petit monde que l'on peignait déjà comme parfait jusqu'à la retraite de papa et maman.
Duncan il était heureux, au début ; ses souvenirs d'enfance sont lumineux et flous, vagues, mais rien ne détonnait.
En fait, il n'a rien vu venir. Maman était une femme un peu distraite, le genre qui papillonnait innocemment un peu à droite à gauche, le genre un peu à l'ouest aussi, disait-on ; Duncan n'entendait pas les remarques acerbes et les moqueries virulentes. C'était un petit garçon qui, sans être excessivement naïf, n'avait juste aucune raison de ne pas voir ce qu'on lui montrait : un cadre familial stable et heureux. Son caractère ronchon, peut être, aurait dû être la seule difficulté ; ça sentait la crise d'adolescence à plein nez, qu'on disait. Mais tout se passait bien, pas vrai ?
Aucun sentiment d'oppression, aucune menace latente.Les secrets sont un poids sur les épaules d'un enfant ; au même titre qu'une vérité énoncée – plus viscéralement encore. Plus insidieuse, plus
fourbe. Et Duncan, il a été bouffé par les secrets ; ceux de maman, ceux de papa, les siens. Ceux de maman qui collectionnait les amants, ceux de papa qui s'était fait virer de son emploi, les siens d'un gamin turbulent qui commençait à faire quelques bêtises encore innocentes d'enfant.
Et puis la claque : cet élément qui fout le bordel dans ta vie,
l'événement perturbateur qu'ils disent, ce moment où ton monde chavire. L'adolescence à peine entamée que son cadre d'existence s'écroulait ; papa en avait assez, maman avait merdé –
trop pour être excusable, cette fois.Maman, elle avait été amoureuse.
Et encore amoureuse.
Et encore amoureuse.
Mais cela faisait longtemps qu'elle n'aimait plus celui qui lui avait passé la bague au doigt ; longtemps que celui qui avait fini par lui révéler ne plus subvenir à leur besoins ne lui suffisait plus. Longtemps qu'elle s'était lassée de cet homme à cause de qui elle avait dû doubler ses horaires – longtemps qu'elle en avait marre de ce cliché devenu réalité. Maman, c'était la jeune femme aventureuse, mélange explosif d'innocence et de provocation, sulfureuse et ingénue ; maman, c'était la jeune femme qui ne s'était jamais réellement plût dans un rôle de mère quand elle était avant tout
femme. Ce qui ne l'avait pas empêché de merder violemment ; ce qui ne l'avait pas empêché de commettre ce qui, aux yeux de Duncan, serait sa plus grosse connerie, cette erreur impardonnable qui sacrifierait purement et simplement toute l'affection qu'il lui portait.
Maman, elle était tombée enceinte de quelqu'un d'autre.
Maman, elle le leur avait caché.
Maman, elle avait abandonné les gamines.
Duncan était le frère qui tout en gagnant un trésor le perdait concomitamment. Et en plus de perdre une sœur qu'il se découvrait par la même occasion avoir, c'est son monde tout entier qui vola en éclat ; papa et maman divorcèrent, papa retournant vivre chez mamie et papy – avec fiston sous le bras. Oh, rien ne fut épargné à Duncan : la colère, la violence, les disputes et l'instrumentalisation de son statut d'enfant qui faisait planer au dessus de sa tête un chiffre à deux zéros – pension alimentaire, qu'ils disent. Il n'empêche que c'est son paternel qui en a récupéré la garde, et qu'il n'a plus jamais voulu voir sa mère.
Pas comme si elle en avait quelque chose à faire, pas vrai ?Duncan aimait profondément son père. Il avait beau être dessiné comme le simplet qui avait trop longtemps accepté, ou été aveugle, il avait beau être une branque incapable de retrouver du travail, être une branque qui vivait grâce à papy et mamie, Duncan a toujours beaucoup aimé son père. C'est pas vraiment de sa faute, à lui, tout ça. Le divorce, la lassitude de maman, c'était pas vraiment de sa faute, à lui. La crise d'adolescence, les fugues,
c'était pas vraiment de sa faute, à lui. Duncan ne lui en tient pas vraiment rigueur ; le bouc-émissaire a toujours été sa mère, après tout. Il n'empêche qu'il s'est perdu ; il est parti, un jour, il est parti au collège, et il n'est plus jamais revenu.
Il s'est perdu. Perdu dans les rues sombres et crasseuses, perdu dans la poisse et le sang. Il s'est perdu Duncan, et dans sa construction s'amorçait sa destruction ; il n'était plus rien qu'une énième petite frappe qui martyrise les autres, une énième petite vermine sans grande envergure. Un débris, un déchet qui se cassait encore un peu plus, qui se paumait encore un peu plus,
qui s'oubliait encore un peu plus. Il aurait pu crever là Duncan, sur le macadam et sous l'indifférence ; il aurait pu crever là Duncan, son sang comme un autre étendu entre deux décharges. Ç'aurait pu être un énième corps anonyme Duncan, un visage gommé derrière les mots délinquance, violence et décadence.
Il aurait pu. Dans sa violence croissante il s'est fait remarquer ; de victime il est devenu bourreau.
Et à chaque douleur, un coup.Chaque déception, chaque souvenir douloureux, chaque cri difforme ;
un autre.
Il se défoulait Duncan ; il se vengeait du monde. C'est pour ça qu'on a commencé à l'aborder – parce qu'il avait besoin de
cogner.
Au début, c'était une petite frappe, au début ; puis il a attiré l'attention, et il a accepté ne plus être seul, accepté de ne pas s'appartenir. Il était un minuscule rouage d'un truc énorme, une petite frappe que l'on remplace aisément –
mais il n'était plus tout seul. Il n'y songeait pas vraiment ; il avait des tunes contre quelques gueules cassées. Ceux qui ne payaient pas pour leur came le rencontraient et s'en souvenaient ;
c'était un clébard aux crocs acérés. Il avait une quinzaine d'année qu'il commençait sa carrière de criminel endurci – encore enfant, déjà un pied dans la tombe.
Et puis il y a eu la gamine. Alors qu'il prenait des galons, alors qu'il s'était totalement perdu, il y eût la gamine. Une tête rousse insupportable qui nourrissait chez lui des fantasmes de mort lente et douloureuse. Une gosse, petite princesse, fille du boss, psychopathe en devenir.
On revient de loin quand on y pense. Il ne la détestait pas à proprement parler, la gamine ; elle le fatiguait, elle mettait à rude épreuve une patience qu'il se découvrit légendaire, mais il ne la
détestait pas. Il n'empêche que ce n'était pas une affection débordante qu'il nourrissait à son égard –surtout quand il rêvait de la noyer.
C'est d'un comique quand on y repense ; cette fille pour qui il crèverait presque, cette enfant pour qui il tuerait, cette princesse qu'il finirait par aimer. C'était pourtant pas sa vocation, d'être baby-sitter ; c'était pas sa vocation, de supporter cette môme. Mais au fond peut être, ça l'était d'être
un frère. Peut être, finalement, qu'il a dessiné sur ses traits ceux de ces cadettes qu'il n'avait jamais connu, ceux de ces petites filles qu'il aurait désiré protéger et chérir –il était peut être un peu affectueux et tendre, finalement, le Duncan. Alors peut être que cette tête rousse dont il est devenu le protecteur, peut être que c'est elle qui lui a sorti la tête de l'eau.
C'est d'un comique quand on y repense.Il est devenu le garde-du-corps d'une enfant et, par la même, gagnait le respect de ses pères. La logique entre ces deux faits lui échappait, mais il s'en moquait ; et il se construisait cette indifférence qui le caractériserait. Il devenait l'ombre d'une flamme destructrice qui s'effacerait pour qu'elle continue de brûler ; l'allié d'un brasier qu'il s'efforçait de protéger. Et ce quand bien même elle était tarée sur les bords, la gosse.
C'est quand il avait perdu de vue l'autre côté de la rue, la lumière au-delà de son putain de caniveau, qu'il
la rencontra. Et tout commença avec une bonne droite sur sa joue gauche.
Comme si les personnes qui lui seraient le plus cher devaient absolument laisser une première impression exécrable. Ce qui, pour le coup, fut le cas. Ce qu'il eût du mal, avec Imogen.
Imogen, cette femme aux talons hauts, au regard pétillant et à la poigne qu'on ne lui imaginait pas.
Imogen, avec ses dossiers sous le bras, son amour de la justice, et ses idéaux dont il avait oublié la saveur.
Imogen, la main de fer dans un gans de velours, la voix aussi mielleuse que bruyante, et le rire
ô si délicieux. Imogen, la jeune avocate qu'il n'avait pas su ne pas aimer.
À l'époque, elle était encore étudiante ; seule fille d'une fratrie de quatre enfants, elle avait cette répartie et la résistance d'une véritable garçonne. Elle était belle, intelligente et, pour couronner le tout, n'était pas une gamine fragile et qui se laissait faire.
Elle était parfaite, en somme. Si parfaite qu'il n'a pas su se l'enlever du crâne, si parfaite qu'il n'a pas su la protéger –de lui, de son monde, de ses conneries,
d'elle-même, aussi. Ô Imogen, elle était comme ces premiers rayons du soleil après une tempête, comme les premières chutes d'eau en plein désert, comme une bourrasque entre les côtes du criminel endurci qu'il était pourtant devenu. Elle a tout ravagé, Imogen ; ne laissant plus que quelques éclats de cristal dans son regard froid et dur, plus que cette chaleur beaucoup trop agréable dans son poitrail.
Imogen, elle avait des idéaux ; Imogen, elle était contradictoire. S'ils se sont chamaillés dans un premier temps, ils se sont vite aimé, trop vite –et il savait pas comment faire, Duncan, il savait pas comment lui dire, Duncan,
qui il était. Et elle l'a relativement mal pris quand elle l'a découvert ; alors pourquoi, pourquoi a-t-il cru l'avoir perdue quand, quelques jours plus tard, elle dégommait presque sa porte pour envoyer chier ses pauvres principes et dévorer les lèvres de celui qui lui faisait perdre la tête.
Elle était amoureuse Imogen, elle s'en foutait. Elle faisait toujours que ce qu'elle voulait, elle n'en faisait qu'à sa tête.
Des fois, Duncan avait du mal à la suivre. Des fois, il avait du mal à la comprendre, aussi ; il se méfiait de ce regard moqueur et plus ardent que le sien, se méfiait de son pas dansant quand elle s'approchait de lui avec une idée derrière la tête. Peut être pas suffisamment pour éviter de rencontrer ses frères –ce qui mit en péril son existence courte et crasseuse, disons. Encore qu'ils ne savaient pas, à l'époque, que leur beau-frère bossait dans une mafia. Imogen et lui étaient d'accord au moins sur ce point : fallait éviter qu'ils le sachent.
Imogen tenait à ce que son fiancé reste entier.xxx
« T'inquiète Batman, je gère ! »
Non, elle gérait pas.Elle gérait pas, elle gérait tellement pas putain. Oh ces diplômes, ces dossiers, elle gérait ; ses plaidoiries, elle les gérait. Mais merde, c'était
lui la taupe,
lui le bras armé,
lui qui devait risquer sa
putain de vie. Pas elle bordel, pas elle. Alors pourquoi avait-elle suivi ces mecs ? Pourquoi avait-elle continué même quand cela devenait trop risqué ? Pourquoi s'était-elle fait repérer ?
Pourquoi on a trouvé sa dépouille dans une putain de décharge ? Elle est morte, Imogen. Elle a pas su s'arrêter, pas su laisser filer. Elle a pas su
vivre, Imogen. Et Duncan, il a oublié ce que c'était quand elle est partie.
Et dire que c'est lui qui devait rester en un seul morceau.Il ne vit plus Duncan, il survit. Parce que tous les putains d'matins, il se réveille avec son souvenir, se lève avec son absence, respire dans son silence. Tous les putains d'matins, il doit se lever avec son deuil, avec sa culpabilité et son mal de vivre. Et même maintenant, même deux ans et demi plus tard, il vit avec son tendre spectre.
Duncan, il a finit par tenir cette promesse qu'il lui avait faite, un soir blottie contre lui, alors que d'un souffle elle leur dessinait une vie hors du crime qui l'entourait. Il a fini par quitter les Ziegler et les trafics parallèles auxquels il était mêlé –et qui lui avaient coûté sa bien-aimée. Il est sorti de la poisse et du sang mais n'a jamais su revenir vers la lumière ; il se planque Duncan, se terre dans l'obscurité sous un ciel artificiel. Il s'assomme Duncan, à coup de boucan inhibant et de chaire qu'il ne saura jamais aimer.
Il se tue Duncan, à coup d'indifférence et de dangers absurdes.« Hé Duncan, et si tu passais à autre chose ? »